Pour rappel :
1)
Vichy mène, dès 1940, une politique de fichage, de ségrégation, d'exclusion envers les Juifs - français et étrangers - et ce sans même que les Allemands ne le demandent (voir également
cet article de Francis Deleu) ;
2) Vichy légitime ses mesures antisémites en pratiquant une distinction entre Juifs français et Juifs étrangers, de manière à s'attirer le soutien de l'opinion en attisant sa xénophobie latente à l'encontre des seconds (et, par contre-coup, des premiers), mais sans s'opposer
aux premières déportations de 1941 qui visent l'une ou l'autre de ces catégories ;
3)
Vichy envisage également d'expulser les Juifs étrangers du territoire métropolitain, le cas échéant en Algérie, en attendant de procéder au traitement adéquat des Juifs français (Vichy tient en effet compte de l'opinion publique, réputée, à tort ou à raison, plus hostile aux Juifs étrangers) ;
4) en 1942, les demandes allemandes de contribuer à la déportation des Juifs de France offrent à Vichy l'opportunité de se débarrasser des Juifs étrangers, et même de monnayer aux Allemands leur expulsion
dans le cadre de négociations d'ordre plus global ;
5) les Allemands n'envisagent alors que de déporter les Juifs adultes ;
6) Vichy, qui n'a pas protesté contre les précédentes déportations de Juifs français par les Allemands, refuse initialement de participer aux rafles de Juifs en zone occupée, et envisage de limiter ses prestations policières à la zone "libre", avant de céder sur ce point et d'envisager une collaboration à l'échelle des deux zones ;
7)
en échange, Vichy obtient des nazis que seront prioritairement déportés, à partir des deux zones, les Juifs étrangers ;
8)
la déportation des seuls Juifs étrangers, cependant, ne suffit pas à remplir les quotas exigés par l'occupant, et Vichy décide d'y ajouter les enfants des Juifs arrêtés et déportés;
9) pour meubler les quotas des phases suivantes de la déportation, Vichy prévoit également de revenir sur la naturalisation des Juifs français, à partir de 1933 d'abord, puis à partir de 1932, et enfin à compter de 1927 ;
10) les rafles s'effectuent donc en juillet 1942, grâce à la police française, et les Juifs des deux zones sont, dans l'attente de leur déportation, parqués dans des camps d'internement inhumains ;
11) l'opinion publique française, de même que les Eglises, sont scandalisées par ces rafles, et le font immédiatement savoir au cours de l'été ;
12) de sorte que dès le mois de septembre 1942, Vichy, qui ne s'attendait pas à pareille protestation, est contraint, non pas de faire machine arrière (les Juifs arrêtés seront déportés), mais de remettre en cause sa politique d'organisation des rafles, et notamment de temporiser sur les processus de dénaturalisation des Juifs français, malgré les pressions en ce sens du Commissariat général aux Questions juives ;
13) cette prudence de Vichy, largement tributaire de l'opinion publique, l'était aussi du contexte diplomatique, car le gouvernement Laval sera bien près de céder aux pressions des Allemands et du C.G.Q.J. pour procéder aux dénaturalisations : la loi portant sur la dénaturalisation des Juifs français bénéficiant de la nationalité française depuis 1927 sera signée en juin 1943, mais sa promulgation sera enterrée en juillet 1943, après la confirmation de la défaite allemande de Koursk et la chute de Mussolini.
Mais revenons aux propos de l'anonyme :
> Refus de Laval de livrer les juifs "comme dans un
> Prisunic", refus de dénaturaliser les juifs à partir de
> 1927...Décidément, la France "donne mal"
Il est proprement stupéfiant de clamer que le processus de dénaturalisation des Juifs constitue un moyen de contrer les attentes des nazis.
La dénaturalisation doit permettre à Vichy de déporter des Juifs français en les transformant en Juifs étrangers, de manière à donner le change auprès de l'opinion, réputée à tort ou à raison, davantage hostile aux
"apatrides". Les dates à prendre en compte seront d'abord 1933, puis 1932, et enfin 1927. Cette date avait la préférence du chef du Commissariat général aux Questions juives en 1942, Darquier de Pellepoix
"parce que c'est entre 1927 et 1936 que s'est produite chez nous la grande ruée des apatrides, des gens qui venaient de partout et de nulle part. Des gens qui voulaient nous ruiner. Des gens qui voulaient que nous fassions la guerre à leur place. Et qui, surtout, ne voulaient surtout pas que l'on préparât la guerre. Des gens qui voulaient notre défaite, qui voulaient notre ruine." (Darquier de Pellepoix, entretien accordé à l'
Express, numéro du 28 oct. 1978)
> André Kaspi ne doit pas être si sûr de lui.
> Je lui ai proposé d'en discuter mais il a pris la
> tangente. Sa position est évidemment intenable. Vichy ne
> pouvait donner aux Allemands sa police de zone occupée ni
> la leur refuser en juin 42 puisqu'ils la possédaient déjà
> depuis deux ans tandis que, au contraire, à partir des
> accords du 7 août 42 ils la rendirent au gouvernement de
> Vichy!
Un tel degré de cécité historique est réellement inquiétant.
Ce ne sont pas les nazis qui cèdent la police française à Bousquet en 1942, parce qu'ils ne la possèdent pas. Ils invoquent un ordre de Hitler plaçant sous la tutelle des
S.S. la police française, mais savent qu'ils ne peuvent le mettre en pratique.
"Nous étions décidés préalablement à entrer dans les desiderata auxquels nous nous attendions de la part de Bousquet [à savoir maintenir l'indépendance de la police française]
, lorsque nous lui avons donné connaissance de l'ordre du Führer
", témoignera Oberg.
La seule possibilité offerte à l'occupant de réquisitionner la police française résultait de la nécessité
d'opérer des missions de sécurité en zone occupée. Lorsque l'armée allemande avait compétence exclusive en la matière, elle avait décidé que
"toute l'activité de l'administration militaire sera guidée par ce principe que seules les mesures destinées à l'occupation militaire du pays devront être prises. Par contre, il n'est pas du ressort de l'administration militaire de s'immiscer dans les affaires de politique intérieure française, pour l'améliorer. Pour prendre toutes les mesures administratives qu'elle sera appelée à prendre, l'administration militaire devra emprunter, par principe, le canal des autorités françaises."
Les
S.S. eux-mêmes n'agissaient pas autrement. Le 30 janvier 1941, au cours d'une conférence entre responsables du
R.S.H.A. en France et de l'armée à propos de la
Judenfrage, l'adjoint du Représentant du
Sipo-S.D. en France, le
S.S.-Sturmbannführer Lischka, définit le domaine d'action des autorités allemandes en matière d'antisémitisme :
"Il convient de laisser aux Français le soin de régler la suite, afin d'éviter dans ce domaine la réaction du peuple français contre tout ce qui vient des Allemands. Aussi bien les services allemands s'en tiendront-ils à faire des suggestions."
Bref, les Allemands considéraient que les tâches de sécurité leur incombaient, et leur donnaient droit à réquisitionner la police française, ce qui leur permettra d'effectuer une rafle antisémite à Paris du 20 au 23 août 1941 au prétexte que les Juifs étaient les responsables de la guérilla communiste (
voir mon article). Mais ils ne pouvaient pas continuellement justifier ainsi de telles rafles aux yeux de l'opinion publique française, et il leur fallait donc obtenir l'accord de Vichy pour passer à la vitesse supérieure s'agissant des autres Juifs de France, car ce point relevait par trop de la politique intérieure française, outre qu'il fallait se saisir des Juifs de zone "libre" où l'occupant n'avait aucune compétence pour agir. A ce titre, l'absence de protestation vichyste sur le fond, à propos de l'opération du 20-23 août 1941, ne pouvait que les y encourager.
Par ailleurs, l'anonyme n'évoque que la zone occupée, pas la zone dite "libre". Or, le 10 août 1942, Vichy va livrer 10.000 Juifs de cette zone aux Allemands.