Il semble que vous vous mépreniez quant à l'épisode du Connaught : le problème ne réside pas dans le rendez-vous lui-même, mais au niveau de la symbolique que vous lui attribuez.
Je réitère mes propos sur votre lecture téléologique de Carte. Puisque, d’après vous, « la suite des événements », soit le délabrement du réseau, conforterait la thèse de « l’intox », tout ce qui précède serait forcément à interpréter en fonction de celle-ci. Et vous ne vous en privez pas. Je me contenterai de vous citer (Présumé Jean Moulin, p. 12), en remarquant que vos vues de l’affaire Carte reproduisent l’erreur que vous attribuez aux différents travaux consacrés à Moulin. Remplacer donc « Moulin » par Carte, et tout sera plus clair :
« A envisager la trajectoire de Moulin [Carte?] du point de vue et en fonction de sa fin, tout ce qui l’avait précédée devait y avoir conduit. Et ce souci acharné de faire apparaître une causalité directe, poussa à surinterpréter certains épisodes, conduisit à en mésestimer d’autres, voire à gommer des événements qui gênaient la démonstration préconçue » Car c’est précisément ce que vous faites ici.
Doit-on vous rappeler que les premières livraisons d’armes faites à Carte ne le sont qu’à titre expérimental ? Combien d’autres groupements résistants, bien moins « modestes » que Carte, ont-ils reçu 70 postes émetteurs ? Tout cela, vous le balayez d'un revers de main, à l'instar de écrits de Buckmaster relatifs à l'affaire Carte.
Si l’on vous suit, une vieille amitié liant Bodington et Bömelburg aurait préservé le numéro 2 de la section F de toutes les investigations… L’ensemble des forces répressives allemandes et françaises se seraient donc coordonnées pour épargner l’officier anglais de toute investigation. Où sont les documents attestant d'un tel scénario ? De surcroît, une "connaissance extensive et profonde des réalités de la clandestinité" et la prise en compte des rivalités existant entre les différents services allemands (Abwehr, Gestapo...), ajoutées à l'intérêt qu'y suscite le SOE, et d'aucun comprendront le sens réel de la mission Bodington.
Le problème central repose sur votre traitement très particulier des archives, un traitement qui, d'ailleurs, vous vaut fréquemment et précisément les reproches que vous formulez à mon encontre. Vous semblez à tout prix vouloir faire dire aux archives ce qu’elle ne disent pas et passez sous silence ce qu’elles peuvent révéler. L’exemple de la colère de Bodington était, hélas, un exemple parmi d’autres. Une petite remarque : le rapport en question date de 1942, et non 1943. Même chose au sujet de votre référence à un télégramme signé Vautrin (p. 482 de Présumé...) et mentionnant un certain "Castellane" : "On ignore s'il s'agit de Jehan de Castellane, le meilleur ami de Bénouville, mais cela paraît vraisemblable", écrivez-vous. Or, des investigations plus poussées sur Carte vous auraient appris que "Castellane" est un des pseudo utilisés par Girard, alors en liaison permanente avec le SOE et dans l'attente de nouvelles de Vautrin. De fait, le contenu du télégramme aurait du, en connaissant ce fait, vous alerter sur les considérations véritables du SOE à l'égard de Carte, bien éloignées d'une quelconque intox : Vautrin "souhaite que Londres coopère avec Castellane dans tous les domaines, excepté la haute stratégie (...)". Emmuré dans vos certitudes, vous attribuez un peu vite à Jehan de Castellane un rôle qui le dépasse de beaucoup. Lu correctement, le document révèle tout autre chose, notamment les idées premières du SOE à l'égard du réseau Carte...
Au final, l'épicentre même de votre thèse semble vacillant : Carte aurait servi à faire converger en zone sud les forces d'occupation allemandes. Le Reich a donc, si l'on vous suit, décidé de l'occupation totale du territoire non parce que les Alliés stationnés en AFN pouvaient, à court ou moyen terme, débarquer en Provence, et qu'il convenait de préparer une solide défense côtière, mais parce que l'existence d'une armée "Carte" les y aurait poussés. En dehors du non-sens que recèle cette idée, observons l'absence d'archives allemandes faisant état de l'épisode... si tel était le cas, vous auriez pu, au terme de votre énorme - et au demeurant très respectable - travail d'archive, exhumer quelque trace plus pertinente que de simples déductions. En ce qui concerne mon travail, celui-ci contient plus de 30 pages de notes venant sourcer mon propos : chaque référence archivistique est citée pour ce qu'elle dit, et non, comme cela semble être votre cas au sujet de Carte, pour ce qu'elle ne dit pas. Il est en tout cas regrettable que vous-même n'ayez pas jugé opportun d'utiliser les "très importants dossiers concernant directement Carte" des Archives nationales pour donner quelque poids historique à votre thèse.
Au sujet du texte de Frager, je réfute l'idée selon laquelle j'aurai arrangé à mon goût quelque passage que ce fut : le texte est issu des National Archives et vous pouvez, si ce n'est déjà fait, vous le procurer.
Je prends avec un amusement non feint le ton professoral de vos remarques, qui passent pour un décalque de celles formulées à votre encontre par d'autres, effectivement professeurs et spécialistes reconnus dans la communauté historienne. Ma jeunesse, toute relative d'ailleurs, n'étant pas un critère objectif de jugement.
Pour finir, je vous citerai une dernière fois (Présumé Jean Moulin, p. 23), la teneur du propos étant il me semble particulièrement adaptée à la présente discussion :
« Est-il encore permis de rappeler que vouloir figer un champ scientifique, quel qu’il soit, ne relève pas précisément de l’humilité mais trahit une croyance insensée en l’omniscience du spécialiste en même temps qu’elle participe d’une pensée antiscientifique – donc magique. »
Désolé pour la longueur de ce message, justifié par la teneur de vos attaques.
Cordialement. |