Si je m'oppose aux détracteurs de La Chute sur pratiquement tous les points (en quelques mots : je conseille ce film à quiconque serait tenté de songer que le F.N. constitue une solution pour la France), il est un élément qui me laisse perplexe, un détail mis en lumière par Wim Wenders : pourquoi le suicide de Hitler n'est-il pas filmé ? Pourquoi ne le voit-on pas se faire sauter le caisson ?
L'explication des contempteurs de la La Chute est que cette lacune est une concession faite à la dignité d'un vieil homme, qui aurait droit à l'intimité pour ses dix dernières minutes sur cette terre - ce qui permet aux critiques de surenchérir : vous voyez bien que les réalisateurs humanisent le personnage ! Rhâââ, les vilains ! L'argument est un peu court.
Perso, j'ai bien une petite hypothèse, assez intello certes, mais qui n'a rien à voir avec une quelconque pudeur de l'équipe de tournage. Au fond, le dernier geste, les dernières minutes de vie du dictateur ne sont-elles pas de nature à nous éclairer sur sa personnalité ? Souvenons-nous de la ridicule polémique soulevée par les Soviétiques dans les années soixante, lorsqu'il a été prétendu que le Führer avait été trop lâche pour user d'un revolver, et qu'il s'était contenté d'avaler du cyanure. Souvenons-nous des thèses défendues par certains psycho-historiens, tels Robert Waite, pour qui le moustachu aurait été achevé par Eva Braun. L'enjeu n'est-il pas, au fond, d'expliquer Hitler, d'en faire un personnage inconséquent, poltron, ou un type qui n'a pas froid aux yeux ?
Or, le fait est que, sur les ultimes instants du dictateur, nous sommes dans l'ignorance totale, à ceci près qu'il a été retrouvé mort, une balle dans le crâne. Mais nous ne saurons jamais ce qui, avant la balle, lui est passé par la tête. S'il a songé à sa mère, à son père. Comment a-t-il laissé Eva Braun s'empoisonner, à moins qu'elle ne soit pas morte la première. S'il a esquissé un sourire de satisfaction en pensant aux millions de Juifs exterminés, ou s'il a pleuré sur son sort, ou sur le sort de l'Allemagne.
En refusant de filmer la scène du suicide, les réalisateurs n'ont-ils pas, pour leur part, refusé de franchir le Rubicon, et d'apporter leur propre explication au phénomène hitlérien ?
Ce refus de parti-pris du film me fait penser à une autre controverse des milieux cinématographiques : faut-il représenter l'intérieur d'une chambre à gaz au cours d'une opération du Sonderbehandlung ? Beaucoup s'y refusent, et l'on a suffisamment reproché à Hollywood d'avoir cédé à la tentation (cf. Les Orages de la Guerre ou encore La Liste de Schindler), au nom du principe selon lequel il est interdit de montrer l'immontrable. L'horreur barbare du gazage repousse les limites de l'humanité au-delà de la sauvagerie : peut-on alors filmer le Mal à l'état pur ? Le refus de filmer les derniers moments du Führer procéderait de la même logique : peut-on là encore filmer le Mal à l'instant où celui-ci se révèle dans l'intimité la plus pure, celle qui précède sa disparition prochaine ? |