Pendant sa détention en Afrique du Nord, Pucheu rédigea un carnet de note journalier * dont voici un extrait aux dates du samedi 24 et du dimanche 25 juillet 1943.
Il raconte qu’après avoir quitté le gouvernement en 1942, il élabora un mémoire ** d’une vingtaine de page qu’il remit lui-même au Maréchal Pétain en septembre et dont voici la conclusion :
“ En conclusion, je suggérais les décisions suivantes :
1. Tout en gardant provisoirement LAVAL, pour ne pas inquiéter les Allemands, mais en freinant le plus possible la fameuse « relève », négocier immédiatement dans le secret avec les Alliés, par l'intermédiaire de TUCK, *** alors présent à Vichy ;
2. Déterminer, d'accord avec eux, la date de leur opération d'Afrique, pour les y appeler solennellement, le moment venu. Préparer à l'avance le réarmement rapide de notre armée d'Afrique et de notre flotte, avec du matériel de leur fabrication ;
3. Préparer une opération aéro-navale alliée de grande envergure sur Toulon, pour permettre à notre flotte de se dégager avec un minimum de risques ;
4. Préparer un repli rapide de l'armée d'armistice, et du matériel de guerre stocké en zone libre, sur l'Espagne, pour les y faire interner provisoirement. Transférer à l'avance en Afrique les cadres de la métropole qui pourraient faciliter la mise au point d'une grande armée nord-africaine ;
5 Quand tous les plans préparatoires auraient été mis au point en secret, renvoyer LAVAL à l'heure « H », en dénonçant les dépassements de l’armistice et la déportation ouvrière. A la première réaction allemande qui suivrait, déclarer l’armistice rompu par l'ennemi, partir en Afrique et rentrer dans la guerre.”
À noter combien apparaît irréaliste l’alinéa N° 4
Il continue :
“Le Maréchal fut littéralement affolé par mon exposé. Il ne fit aucune objection sur le fonds des choses et parut même m'approuver pleinement, quand je lui représentai, avec une forte insistance, que mes propositions étaient la conclusion logique de la politique qu'il avait suivie depuis juin 1940 et qu'elles seules pourraient éclairer pleinement, aux yeux de la France et du monde, le sens réel de son action.
Mais il se réfugia immédiatement derrière tous les motifs qui pouvaient justifier un recul de sa décision. Il souligna d'abord qu'il se considérait comme engagé d'honneur, vis-à-vis du peuple français, à ne quitter en aucun cas le sol de la patrie et à rester solidaire du sort matériel des quarante millions de Français qui ne pourraient pas partir de la métropole.
J'essayais de combattre ce point de vue, profondément respectable, mais trop étroitement limité, et comme je le voyais s'y tenir avec une ténacité courtoise, mais obstinée, je lui indiquai qu'il lui serait cependant possible d'agir en tous points comme il lui était proposé et de demeurer en France comme chef d'Etat prisonnier, tout en déléguant, jusqu'à la libération du territoire, les pouvoirs de gouverner en son nom à un ou plusieurs hommes tels que DARLAN, WEYGAND, GIRAUD qu'il aurait préalablement mandatés.
Il me lit comprendre alors que je me laissais emporter par ma jeunesse et par la vivacité de mon tempérament : mes propositions étaient justes dans leur esprit, mais elles précédaient de très loin, peut-être de plusieurs années, l'évolution de la guerre. Il fallait laisser mûrir les événements. Il me demandait, avec une sorte d'angoisse, de savoir attendre et me taire.
Je compris nettement que ce grand vieillard reculait avec épouvante devant l'appel à l'action. Son grand âge, ce côté temporisateur de son caractère, qui l'avait conduit de tout temps vers les batailles défensives plutôt que vers les opérations d'assaut, le portaient irrésistiblement vers la solution d'attente. D'autre part, l'action quotidienne, habile, persistante de LAVAL, qui le voyait chaque jour plusieurs heures depuis quelques mois, l'influence occulte, mais profonde de son entourage, qui, depuis le départ de Du MOULIN DE LA BARTHÈTE, visait surtout à vivre sans histoires dans l'apparence flatteuse et confortable d'une souveraineté provisoire, tout contribuait à lui dissimuler l'évolution des événements et la nécessité d'agir.
La discussion passionnée à laquelle nous nous étions livrés l'avait visiblement fatigué. Au moment où je me levais pour le quitter, il me demanda brusquement : « LAVAL sait-il que vous êtes ici ? » Je lui répondis, en essayant de sourire pour rompre l'atmosphère pénible de notre controverse : «Je ne l'ai ni prévenu, ni consulté, mais, si sa police est bien faite, il ne peut pas ignorer ma présence. » - «Ah ! dit-il, avec une sorte de panique, surtout ne lui laissez rien apprendre de cet entretien ! »
Et pendant qu'il me reconduisait avec la même courtoisie qu'autrefois, je me hâtai de lui faire savoir, en quelques phrases rapides, hachées par une émotion que je maîtrisais mal, qu'il m'était affreusement pénible de rompre une communauté de pensée qui m'avait été si précieuse en d'autres temps, mais que je devais reprendre ma liberté d'action et le lui faire immédiatement savoir.”
Ceci confirme que Pétain n’a jamais envisagé de quitter Vichy et qu’à 86 ans il n’avait plus aucun ressort moral pour pouvoir gouverner et s’imposer.
* Pierre Pucheu. Ma Vie. Amiot-Dumont. 1948
Ce manuscrit écrit au crayon, copié en quelques exemplaires à sa saisie dont l'un a été récupéré par la famille et les avocats, n'a-t-il pas subi des modifications à postériori après la mort de l'auteur ? Un exemplaire du manuscrit serait dans les rchives de l'Itelligence Service.
** Ce rapport de 20 pages est parvenu à l'état-major du général De Gaulle à Londres le 25 novembre 1942.
***Pinckney Tuck était le Chargé d'Affaires qui a succédé à Vichy à l'Ambassadeur des USA Leahy, de avril à novembre 42. |