(désolé pour la réponse tardive...)
On sait que Staline et Molotov se sont entretenus en privé une heure et demie, aux premières heures du 24 août 1939, après le départ de la délégation allemande. Mais cette conversation n'a, à ma connaissance, jamais fait l'objet d'une retranscription écrite. Il y a belle lurette que Staline avait privilégié le contact téléphonique ou de visu à l'échange épistolaire, encore couramment pratiqué dans la première moitié des années trente (cf. les différents recueils publiés en anglais et en français de sa correspondance avec Molotov, Kaganovitch et Dimitrov). Impossible, donc, de préciser la teneur de cette réunion.
Cependant, la correspondance de Staline des années vingt et première moitié des années trente indique que, malgré les efforts de Litvinov, Staline n'a sans doute jamais totalement abandonné une certaine logique impliquant de tirer profit des divisions régnant entre les puissances capitalistes sans y impliquer l'U.R.S.S. Il n'aurait pas pour autant dédaigné une alliance avec l'Ouest si cette dernière lui avait offert davantage de garanties pour sa propre sécurité, ce qui n'a jamais été le cas. Comme l'a écrit son meilleur biographe, Boris Souvarine, dans Le Figaro du 24 août 1939, "Staline est toujours prêt à signer n'importe quoi avec n'importe qui, pourvu que son pouvoir en recueille un avantage quelconque, permanent ou temporaire" : le pacte Molotov-Ribbentrop, dans cette logique, n'a fait que récompenser le meilleur enchérisseur. Ce qui implique, à mon sens, que la décision de le conclure a été prise à la dernière minute, même si cette éventualité est caressée depuis bien plus longtemps.
On aurait cependant tort d'y voir une quelconque habileté dans la démarche de Staline, lequel aurait manipulé les Occidentaux aussi bien que les Allemands pour obtenir le meilleur prix. Ce qu'il redoutait surtout, c'était d'avoir, comme il l'a exprimé publiquement au cours de son allocution au XVIIIème Congrès du Parti communiste, le 10 mars 1939, à "tirer les marrons du feu pour autrui". Or, cette phrase a particulièrement impressionné Hitler, qui y a vu, à raison, le signe que l'Union soviétique était disposée à traiter avec lui.
Fait remarquable, le Führer va se référer à au moins deux reprises à cette expression :
1) Au cours de son discours du 1er avril 1939 dans lequel il durcit le ton face à l'Angleterre, qui a accordé sa garantie à la Pologne, il affirme que "celui qui se déclare prêt à tirer les marrons du feu pour ces puissances [de l'Ouest] doit bien comprendre qu'il s'en brûlera les doigts".
2) Le 11 août 1939, Hitler avoue sa foncière hostilité au communisme à Carl J. Burkhardt, Haut-Commissaire de la S.D.N., pour que ce dernier le répercute aux Britanniques, ce qu'il va d'ailleurs s'empresser de faire. A cette occasion, le dictateur indique : "Les Russes, et nous les connaissons mieux que d'autres - des centaines de nos officiers ont été entraînés en Russie - n'ont aucune puissance offensive et ne tireront pas les marrons du feu pour les autres. Une nation n'assassine pas ses propres officiers si elle planifie la guerre."
Il importe de préciser que l'allusion de Hitler aux purges ayant décimé le corps des officiers de l'Armée rouge n'est pas isolée (il la répètera notamment lors des préparatifs de l'opération Barbarossa). Ce qui tend à établir qu'il avait conscience des faiblesses du système militaire soviétique. Dès lors, Hitler a vu dans le refus affiché de Staline de "retirer les marrons du feu" une invitation à négocier aussi bien qu'un aveu de faiblesse.
C'est pourquoi la politique diplomatique du Führer à l'égard de l'U.R.S.S. en 1939 me paraît avoir répondu à ces deux impératifs : faire peur, en donnant à croire qu'il ne craignait pas la guerre parce qu'il était confiant en sa puissance militaire, tout en laissant entendre qu'un accord restait possible. D'où la destruction de la Tchécoslovaquie, l'annexion de Memel, celle de l'Albanie par l'Italie, les menaces à l'encontre de la Pologne, les provocations envers la Grande-Bretagne. D'où, également, des négociations amorcées avec les Soviétiques au printemps, rompues en juin, reprises en juillet-août, le tout en suivant constamment le - lentissime - progrès des pourparlers russo-occidentaux.
Gabriel Gorodetsky a écrit que l'U.R.S.S. s'était retrouvée en position de force diplomatique en 1939, en tant que, pour la première fois depuis 1914, elle était sollicitée de part et d'autre. Il me semble plutôt que c'est Hitler qui mène le jeu. Y compris même à l'égard des Anglo-Français. En effet, il alimente discrètement chez eux l'espoir que la crise de Dantzig se résoudra par un nouvel accord, diffusant ce message via certains nazis bien vus, tels que Göring. De fait, les Occidentaux, qui espèrent jusqu'au bout éviter la guerre, se montrent des plus réticents à s'engager dans une alliance avec la Russie, se refusent à lui céder quoi que ce soit... et se retrouvent floués le 23 août 1939.
Les déclarations de Hitler à Burkhardt me paraissent s'intégrer dans cette logique : discréditer l'U.R.S.S. aux yeux des Britanniques (elle est militairement faible et ne veut pas s'engager), révéler qu'il est prêt à la guerre, mais suggérer à demi-mots qu'un accord pourrait toujours se faire dans la mesure où le véritable ennemi à abattre n'est autre que le communisme. Le dictateur n'a, d'ailleurs, rien à perdre à effectuer un tel aveu : à cette date, les négociations germano-soviétiques ont bien avancé, à l'inverse des pourparlers militaires anglo-français. Il sait d'ailleurs qu'il peut se permettre de formuler une offre plus intéressante à Staline, notamment sur un strict plan territorial, aussi ne court-il en l'occurrence aucun risque. |