Non, l'Armée rouge n'était absolument pas prête à prendre l'offensive en 1941, et ne se préparait nullement à le faire. L'un des meilleurs spécialistes de l'histoire militaire soviétique, Lev Lopukhovski, a ainsi écrit (
Ijun 1941. Zaprogrammirovannoe poraženie -
Juin 1941. La défaite programmée, Moscou, Ezmo, 2010, p. 564) :
"Les résultats d'une analyse approfondie de l'état qualitatif de la Wehrmacht et de l'armée soviétique, tant en ce qui concerne la formation militaire que la préparation au combat, permettent de conclure, sans équivoque, que les forces de l'Armée rouge n'étaient pas prêtes à exercer une frappe préventive contre l'Allemagne, ni au cours de l'été, ni même au cours de toute l'année 1941. C'est pourquoi Staline ne pouvait raisonnablement accepter la proposition d'une telle action émanant de son état-major général, à la fois pour des motifs militaires et stratégiques, et encore moins pour des raisons politiques, et s'est efforcé de retarder le début de la guerre, même au détriment de la sécurité nationale."
Les plans de transfert d'est en ouest des unités soviétiques démarrent en mars 1941, et sont favorisés par la conclusion d'un pacte de non-agression avec le Japon en avril, qui autorise le prélèvement d'une quinzaine de divisions d'Extrême-Orient pour les rameuter dans les Districts occidentaux (
ibid., p. 536-537). Il ne s'agit pas, pour Staline et ses généraux, de se préparer à envahir l'Europe, dans la mesure où ils sont tout à fait conscients des dysfonctionnements de l'Armée rouge. Mais l'intensification des préparatifs militaires allemands en Europe de l'Est ne leur échappe pas, et les oblige, en vue d'une éventuelle confrontation diplomatique, à améliorer la crédibilité de leur dispositif frontalier.
Ce redéploiement, pour autant, est victime, tant des lacunes logistiques de l'U.R.S.S. que des demi-mesures du dictateur géorgien. Ce dernier, en effet, s'inquiète à l'idée que les généraux allemands ne se sentent provoqués par ce renforcement des échelons occidentaux. Aussi se montre-t-il réticent à l'effectuer, et donne-t-il de strictes consignes de discrétion qui aboutissent à effectuer des rééchelonnements au compte-gouttes.
"Si vous provoquez les Allemands à la frontière, si vous déplacez des forces sans notre permission, gardez à l’esprit que des têtes vont tomber", déclarera-t-il son Commissaire du Peuple à la Défense, Timochenko (cité dans Ewan Mawdsley, "Crossing the Rubicon. Soviet plans for Offensive War in 1940-1941",
International History Review, n°25, 2003, p. 853).
De fait, ces transferts se révèleront limités, les positions d'accueil étant peu préparées, plusieurs unités étant rééchelonnées alors que leur armement est resté bloqué sur les zones de départ - c'est pourquoi les chars russes chargeront-ils, en certains secteurs, sans obus ! Dans l'ensemble, au 22 juin 1941, le redéploiement sera - très - loin d'être achevé. Inutile de préciser que l'ensemble des forces de couverture étaient alors placées, tant au regard de leur configuration géographique qu'au vu de leur état, dans une posture défensive. Le
Generalfeldmarschall Von Rundstedt, commandant en chef du Groupe d'Armées Sud chargé de conquérir l'Ukraine, reconnaîtra après la guerre que les forces qui se tenaient en face de lui n'étaient nullement en position de prendre l'offensive...
Quant à l'esquisse, par Joukov, d'un plan de frappe préventive à la mi-mai 1941, elle répond aux grandes inquiétudes de ce dernier quant aux sérieuses déficiences de l'Armée rouge face à l'accumulation de divisions nazies le long des frontières soviétiques. A quoi Staline aurait répliqué, d'après ce général :
"Ca ne va pas ? Vous avez perdu la tête ? Vous voulez provoquer les Allemands ?" (cité dans Lopukhovski,
Ijun 1941.,
op. cit., p. 534) Dans un autre témoignage, cependant, Joukov se limite à affirmer qu’il fait communiquer son projet à Staline par le secrétaire de ce dernier, Proskrebichev, lequel, le lendemain, lui aurait révélé que le dictateur soviétique avait réagi avec colère au concept de frappe préventive (
ibid.). Le fait est que la proposition de Joukov ne connaîtra pas le moindre commencement d'exécution.
Au demeurant, une telle opération, compte tenu de l'état calamiteux de l'armée soviétique, d’une part, et de la certitude que les services de renseignements nazis auraient percé à jour les intentions de Joukov, d’autre part, aurait probablement conduit à une défaite soviétique de grande ampleur, comme le démontre Gilberto Villahermosa dans une analyse uchronique, "The Storm and the Whirlwind. Zhukov strikes first",
in Peter G. Tsouras,
Third Reich Victorious. Ten dynamic scenarios in which Hitler wins the war, residio, 2008, p. 95-134, ainsi que Lopukhovski,
Ijun 1941,
op. cit., notamment p. 558-564. Joukov lui-même a reconnu que Staline avait eu raison de ne pas approuver ce plan, dont la mise en oeuvre aurait généré un désastre identique à celui de Kharkov en mai 1942 –
ibid., p. 534.