Les Juifs français dans les calculs de Vichy - Vichy dans la "Solution finale" - forum "Livres de guerre"
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Edition du 22 décembre 2009 à 23h50

Vichy dans la "Solution finale" / Laurent Joly

En réponse à -6 -5 -4 -3 -2
-1Allez-vous vous déjuger ? de Boisbouvier

Les Juifs français dans les calculs de Vichy de Nicolas Bernard le mardi 22 décembre 2009 à 23h32

> Compte tenu de l'antisémitisme radical dont vous faites
> le
> grief à Vichy comment expliquez-vous le soin qu'il prend
> d'opposer certains refus aux Allemands, comme ce
> distinguo
> juifs français/juifs étrangers ?
> Il devrait pousser à la roue au contraire et leur dire :
> "Vous voulez nos Juifs, cher M. Oberg, mais comment donc,
> prenez les et débarrassez en nous le pus vite possible".
> Or, loin que ce soit le cas vous dites vous-même ce
> contraire.
> Allez-vous vous déjuger ?

Je vois que l'ex-anonyme, pris la main dans le sac, ne préfère plus revenir sur son erreur grossière intéressant l'attitude d'un certain Adolf Eichmann.

En toute hypothèse, j'ai déjà écrit et répété que Vichy, tout antisémite qu'il est, tout soucieux d'exclure tous les Juifs - français et étrangers - de la société qu'il est (voir la législation antisémite de l'Etat français), tient compte de l'opinion publique, réputée plus défavorable aux Juifs étrangers, les "apatrides".

D'où une politique surtout destinée à donner le change auprès du peuple, et qui explique l'importance de l'enjeu des dénaturalisations, sur lesquelles réfléchissent les juristes de l'Etat français dès l'été 1940 : le régime tient tant à se poser en défenseur de la "préférence nationale" qu'il opère ce calcul médiocre consistant à transformer des ressortissants nationaux en ressortissants étrangers... Ce calcul ne sera abandonné qu'en juillet 1943, à l'annonce de la chute de Mussolini.

De plus, au printemps 1942, Vichy envisage de déporter en Afrique du Nord les Juifs étrangers de zone "libre". Autrement considéré, la xénophobie s'insinue dans l'antisémitisme d'Etat. Cette xénophobie sera également à l'origine des démarches vichystes tendant à ce que les premières déportations visent les Juifs étrangers. Cet empressement à se débarrasser des Juifs étrangers se manifeste dès la première rencontre entre Heydrich et Bousquet, en mai 1942, comme le prouve formellement la note du Consul général allemand Schleier du 11 septembre 1942 (citée in Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz. La Solution finale en France, Fayard, 2001, p. 60) :

A l'occasion de la visite à Paris du 5 au 12 mai 1942 du Obergruppenführer Heydrich, ce dernier mentionna au cours d'une conférence avec le Chef de la Police française, le sous-secrétaire d'Etat Bousquet, que des trains de transport seraient prochainement à disposition pour évacuer les Juifs apatrides de la zone occupée, qui étaient internés au camp de concentration de Drancy, à destination de l'Est en vue d'être employés à des travaux. Bousquet demanda alors à Heydrich si les Juifs internés depuis plus d'un an et demi en zone non occupée ne pourraient pas être évacués avec les premiers. La question est restée ouverte à l'époque, en raison des difficultés de transport.


Vichy obtiendra par la suite, en échange de la coopération de la police française dans les rafles des deux zones, que ces rafles se limiteront d'abord aux Juifs étrangers, enfants inclus - voir mon article.

S'agissant de la déportation des Juifs français cependant, les Allemands n'ont jamais fait mystère de leurs intentions : tôt ou tard, ils y passeraient. Comme le signale le rapport du S.S.-Obersturmführer Röthke du 13 août 1942, "on a déclaré au délégué général de la Police que, de notre côté, nous n'avions aucune raison de mettre en doute la réalisation des promesses faites par le Président Laval en présence de Bousquet, lors de la conférence avec le BdS [le 4 juillet 1942]. On avait alors fait connaître très clairement au Président Laval qu'il s'agissait d'une action permanente dont la phase finale comprenait également les Juifs de nationalité française" (cité in Henri Monneray, La Persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l'Ouest, Editions du Centre, 1947, p. 152-153).

Il apparaît qu'en ce qui concerne Laval et Bousquet, le sort des Juifs français reste effectivement en suspens, dans l'attente des futures demandes de l'occupant, comme en témoigne ce rapport de Herbert Hagen, adjoint de Knochen et d'Oberg du 2 juillet 1942 : "C'est pourquoi on s'est arrêté à l'arrangement suivant : puisque, à la suite de l'intervention du Maréchal, il n'est pour l'instant pas question d'arrêter les Juifs de nationalité française, Bousquet se déclare prêt à arrêter sur l'ensemble du territoire français, et au cours d'une action unifiée, le nombre de Juifs ressortissants étrangers que nous voulons" (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 99).

Le 3 juillet 1942, Pétain manifeste une fois de plus son souci de distinguer Juifs étrangers et Juifs français : "Cette distinction est juste et sera comprise par l'opinion" (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 107). Le 6 juillet 1942, Dannecker ajoute que "tant le Maréchal Pétain, chef de l'Etat, que le Président Laval, au cours du récent Conseil des Ministres, avaient exprimé leur accord pour l'évacuation, dans un premier temps, de tous les Juifs apatrides séjournant en zone occupée et en zone non occupée" (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 111 et Henri Monneray, op. cit., p. 140).

Bref, en ce mois de juillet 1942, ce sont des considérations d'image de marque et de pure xénophobie qui poussent Pétain, Laval et Bousquet à livrer d'abord aux Allemands les Juifs étrangers - enfants inclus - de manière à éviter de mécontenter l'opinion, qui n'a guère apprécié les premières rafles de 1941. Mais il est acquis, aussi bien à Vichy que chez les nazis, que les Juifs français seront également raflés, internés, et livrés, au cours des phases suivantes de la déportation.

De fait, le successeur de Dannecker à la tête de la section antijuive du R.S.H.A. en France, en l'occurrence Röthke, prévoit dès le mois de septembre "l’évacuation" de 52.000 Juifs avant la fin de l’année. Le 18 de ce mois, décide la déportation de 1.000 Juifs français internés à Pithiviers. Bousquet communique au Préfet régional compétent : "En ce qui vous concerne, vous voudrez donc bien ne pas vous opposer au départ des Juifs internés au camp de Pithiviers et prendre toutes dispositions utiles pour que ces opérations exigées par les autorités allemandes se déroulent dans l'ordre" (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 192). En conséquence, le 21 septembre, un convoi de 1.000 hommes, femmes et enfants, dont 540 français de naissance, presque tous les autres étant naturalisés français, quitte Pithiviers pour Auschwitz. 540 autres Juifs français sont déportés le 23 septembre, à partir de Drancy. Avec la bénédiction de Vichy.

Röthke envisage parallèlement de s’emparer de 5.128 Juifs français à Paris au cours d’une nouvelle grande rafle prévue à la fin septembre. Mais le 22, il reçoit ce message de son supérieur Knochen : "Par ordre du S.S.-Standartenführer Dr. Knochen, ne rien entreprendre pour cette action jusqu’à nouvel ordre. Le S.S.-Obersturmführer Lischka est au courant. Se mettre en rapport avec lui aujourd’hui même." (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 193-194)

C'est qu'entre-temps l’opinion française et l’opinion mondiale ont été scandalisées par les rafles et les déportations des Juifs étrangers au cours de l'été. Comme je l'ai rappelé, la première réaction de Laval est d'employer la manière forte, mais il doit vite faire machine arrière et informer les Allemands des difficultés de sa position. Lors d'une réunion avec Oberg et Knochen le 2 septembre 1942, Laval résume ainsi ses malheurs, pour ramper - littéralement - devant l'occupant en quémandant son indulgence (compte-rendu rédigé par Herbert Hagen le lendemain, reproduit in Klarsfeld, op. cit., p. 179-180) :

Le Président Laval a expliqué que les exigences que nous lui avions formulées concernant la question juive s'étaient heurtées à une résistance sans pareille de la part de l'Eglise. Le chef de cette opposition anti-gouvernementale était en l'occurrence le Cardinal Gerlier. Eu égard à cette opposition du Clergé, le Président Laval demande que, si possible, on ne lui signifie pas de nouvelles exigences sur la question juive. Il faudrait en particulier ne pas lui imposer a priori des nombres de Juifs à déporter. On avait par exemple exigé que soient livrés 50.000 Juifs pour les 50 trains qui sont à notre disposition. Il nous prie de croire à son entière honnêteté quand il nous promet de régler la question juive mais, dit-il, il n'en va pas de la livraison des Juifs comme de la marchandise dans un Prisunic, où l'on peut prendre autant de produits que l'on veut toujours au même prix...

Il confirma une fois de plus que, conformément aux accords conclus, on livrerait d'abord les Juifs ayant perdu leur nationalité allemande, autrichienne, tchèque, polonaise, et hongroise, puis également les Juifs de nationalité belge et hollandaise. Ensuite, comme convenu, on livrerait les Juifs qui avaient acquis la nationalité française après 1933.

Il a été répondu par la négative à la question du Président Laval qui voulait savoir si le Chef supérieur des
S.S. et de la Police [Oberg] avait encore d'autres exigences à formuler à ce sujet. Là-dessus, le Président Laval a renouvelé sa demande de ne pas exercer de pression particulière en cette matière, compte tenu des difficultés actuelles.


Or donc, Vichy freine - tardivement - des quatre fers par volonté de ne pas s'aliéner les "bons Français". Oberg et Knochen, dont les responsabilités ne s'arrêtent pas à la "Solution finale", ne peuvent se permettre un nouveau Vel d’Hiv’ visant, comme prévu par Röthke, les Juifs français, sous peine de déconsidérer définitivement leurs alliés vichystes et aggraver la situation de l’occupant en France. Knochen prend alors sur lui d’en informer Himmler directement, court-circuitant Richmann et son représentant Röthke, qui avaient pourtant seule compétence en ce qui concernait la "question juive". Le Reichsführer se révèle sensible aux arguments de Knochen, ce qui permet à Knochen d’écrire à Eichmann : "On a tenté d’obtenir également l’arrestation de Juifs de nationalité française. La situation politique et la position du Président Laval font qu’il n’est pas possible de s’en prendre à cette catégorie sans tenir compte des conséquences que cela risque d’entraîner [...] Le Reichsführer S.S. s’est rangé à ces vues et a décidé que, pour l’instant, on n’arrêtera pas de Juifs de nationalité française. C’est pourquoi il ne sera pas possible de déporter des contingents importants de Juifs." (cité in Klarsfeld, op. cit., p. 210)

Vichy n'en poursuivra pas moins avec zèle les arrestations de Juifs étrangers, conformément à la promesse formulée dans la première semaine de juillet 1942, maintenue par Laval le 2 septembre, et répétée sur le terrain par l'adjoint de Bousquet, Leguay, le 8. De sorte que le 14 septembre 1942, la police française rafle 200 Juifs de nationalité lettone, lituanienne, estonienne, bulgare, yougoslaves et hollandais, déportés deux jours plus tard ; le 24 septembre 1942, la police parisienne arrête 959 Juifs roumains, 729 d'entre eux étant gazés à Auschwitz trois jours plus tard. 1.965 autres Juifs étrangers seront raflés en octobre, et 1.060 Juifs grecs en novembre.

Par ailleurs, la promesse de Laval du 2 septembre 1942 consistant à dénaturaliser les Juifs français sera sur le point d'être mise à exécution (la date retenue étant finalement 1927, et pas 1933, de manière à accroître le nombre de Juifs "déportables"), mais sera abandonnée au cours de l'été 1943, lorsque l'évidence de la défaite de l'Axe se révèlera dans toute son ampleur.

En d'autres termes :

1) Vichy est allé jusqu'au bout de sa promesse de rafler et livrer les Juifs étrangers, même lorsque l'opinion a protesté ;

2) Vichy n'était pas hostile à l'idée de rafler et déporter les Juifs français dans un avenir indéterminé, à la suite des opérations visant les Juifs étrangers, et ne fera machine arrière sur ce point qu'à la suite des protestations de l'opinion et des Eglises à l'encontre des rafles de Juifs étrangers, protestations qui mettront Laval dans une position plus qu'embarrassante vis-à-vis des Allemands en septembre 1942.

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