La plus ancienne source que j'ai pu dénicher sur cette allusion au
"mauvais porc" n'est autre que
The New Statesman (1948, vol. 35, p. 373), une revue de la gauche britannique, la formulation laissant entendre que la phrase attribuée à Churchill a déjà circulé. Quelques recherches dans les archives des sites du
Times et du
New York Times n'ont cependant rien donné.
J'ai souvent lu que cette phrase aurait été prononcée au Parlement le 2 novembre 1946 (quand elle n'est pas datée de 1945) : manque de chance, ce dernier n'a pu tenir session ce jour là, dans la mesure où la date correspond au... samedi.
Par ailleurs, une recherche sur le site
http://hansard.millbanksystems.com/, recueil en ligne de la totalité des débats parlementaires de Grande-Bretagne, ne donne, au demeurant, aucun résultat. Bref, si le défunt Premier Ministre a prononcé cette phrase, ce n'est certainement pas dans le cadre d'un débat aux Communes.
En revanche, Churchill a effectivement proféré une déclaration intéressante,
à la Chambre des Communes le 26 janvier 1949. Après avoir critiqué la politique britannique au Moyen-Orient sur la question de la Palestine, en fustigeant le Gouvernement pour avoir, à plusieurs reprises, laissé passer l'occasion d'imposer, de par sa présence militaire et son prestige, un règlement à l'amiable entre les parties en présence (devinez lesquelles), il conclut :
Mr. Churchill. - It was on that occasion that the right hon. Gentleman staked his political future on solving the Palestine problem. No more rash bet has ever been recorded in the annals of the British turf. Luckily, it is not intended that the wager shall be paid.
Mr. Bevin (Secrétaire travailliste aux Affaires étrangères). - May I ask whether it was greater than that which the right hon. Gentleman undertook when he went after Denikin and Koltchak? [leaders des armées blanches au cours de la guerre civile russe, vaincus à plates coutures par l'Armée rouge]
Mr. Churchill. - I certainly did not stake my political reputation upon the successes which those generals would have, but I think the day will come when it will be recognised without doubt, not only on one side of the House but throughout the civilised world, that the strangling of Bolshevism at its birth would have been an untold blessing to the human race.
Mr. Cocks (Député de Broxtowe). - If that had happened we should have lost the last war.
Mr. Churchill. - No, it would have prevented the last war.
Traduction (je suppose que l'ex-Premier britannique, en parlant de
"turf", faisait ironiquement référence aux courses hippiques) :
M. Churchill. - A cette occasion, le très honorable Gentleman a misé son avenir politique sur la résolution du problème palestinien. Aucun pari plus téméraire n'a jamais été enregistré dans les annales du turf. Heureusement, il n'est pas prévu que la mise sera payée.
M. Bevan. - Puis-je demander si ce pari était plus hasardeux que celui que le très honorable Gentleman a engagé en soutenant Denikine et Koltchak ?
M. Churchill. - Je ne permettrai pas d'engager ma réputation politique sur les succès qu'auraient pu remporter ces généraux, mais je pense que le jour viendra où sera admis sans discussion, non seulement d'un côté de la Chambre, mais également dans la totalité du monde civilisé, qu'étrangler le bolchevisme à sa naissance aurait été source d'indicible bienfait pour la race humaine.
M. Cocks. - Si c'était arrivé, nous aurions perdu la dernière guerre.
M. Churchill. - Non, cela aurait empêché la dernière guerre.
Trois observations :
1) Quand on se tabasse à la Chambre des Communes, on se donne du
"Très Honorable Gentleman".
2) Le propos prouve que Churchill n'a jamais varié sur ce point : le communisme soviétique est dangereux, il eût fallu l'anéantir immédiatement, c'est à dire dès 1917, mais... tel n'a pas été le cas. Alors il faut faire avec, le combattre si besoin est.
3) En affirmant que la mise à mort du bolchevisme au berceau aurait empêché la dernière guerre, il y a lieu de supposer qu'il n'attribuait nullement à l'U.R.S.S. la responsabilité de ce conflit (il n'a jamais varié dans ses déclarations : le fautif était Hitler). Peut-être a-t-il voulu indiquer que l'existence d'une Russie pro-occidentale, en 1939, aurait facilité la conclusion d'une alliance anti-nazie capable de contrer les ambitions du
Führer.
En toute hypothèse, Churchill avait su se révéler plus lucide que beaucoup, en déclarant le 1er octobre 1939, à l'issue du partage de la Pologne entre Hitler et Staline, matérialisant le pacte de non-agression du 23 août 1939 (allocution reproduite dans W. Churchill,
La Deuxième Guerre Mondiale, tome 2 :
La Drôle de Guerre, Paris, Plon, 1952, et Le Cercle du Bibliophile, 1965, p. 51-52) :
"La Russie a poursuivi froidement une politique dictée par l’intérêt. Nous aurions pu souhaiter que les Russes occupent leurs positions actuelles en amis et alliés de la Pologne au lieu de les occuper en envahisseurs. Mais le fait pour les armées russes de se tenir sur cette ligne est clairement nécessité par la sécurité de la Russie face à la menace nazie. […] Je ne peux pas prédire quelle sera l’action de la Russie, c’est un rébus enveloppé dans un mystère, le tout à l’intérieur d’une énigme. Mais peut-être à cette énigme y a-t-il une clef ? Cette clef, c’est l’intérêt national russe."
Bref, à l'instar de De Gaulle, Churchill assimilait l'U.R.S.S. à l'éternelle Russie expansionniste des Tsars, dotée d'un régime certes pervers, détestable, abject, déloyal, mais, tout bien considéré au siècle des totalitarismes, moins périlleux pour les intérêts britanniques que l'Allemagne nazie. Le tout résumé de la manière suivante, le 22 juin 1941 :
"Si Hitler envahissait l'Enfer, je ferais au moins une allusion favorable au Diable à la Chambre des Communes."
Décidément, son anticommunisme était tout sauf primaire.