La conclusion (provisoire) d'Henry Rousso - Ils partiront dans l'ivresse - forum "Livres de guerre"
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La description du livre

Ils partiront dans l'ivresse / Lucie Aubrac

En réponse à -4 -3 -2
-1Le résultat de la table ronde n'en a que plus de valeur ! de Jean-Robert GORCE

La conclusion (provisoire) d'Henry Rousso de René CLAUDE le mercredi 24 septembre 2003 à 11h55

Bonjour ou bonsoir,

Comme il n'est pas toujours aisé d'avoir accès aux archives de "Libération", le téléchargement étant laborieux pour ceux qui n'ont pas l'ADSL, je reproduis ici l'intégralité du texte que l'historien Henry Rousso a déposé en guise de conclusion personnelle à la table ronde.
Je trouve que sa contribution résume bien les questions soulevées par les témoignages et par des textes de souvenirs qui ne sauraient être considérés comme des éléments indiscutables dans un dossier qui manque singulièrement de pièces solides.

"De l'usage du "mythe nécessaire"

Par HENRY ROUSSO
Historien, directeur de l'Institut d'histoire du Temps présent (CNRS).
Le 11/07/97

Que retenir en définitive de l'«affaire Aubrac»? Au regard de l'histoire de la Résistance, peu de chose, dès lors qu'aucune preuve n'est venue étayer la prétendue «trahison» des époux Aubrac dans l'épisode crucial de Caluire, sur lequel rien de neuf n'a été révélé. Gérard Chauvy, dans son ouvrage dont je ne partage ni la méthode, ni la plupart des conclusions, a certes publié des documents qui méritaient examen, et c'est à son crédit. Est-ce suffisant pour prétendre que l'histoire de la période s'en trouve bouleversée et que les historiens ont failli à leur tâche en n'osant se pencher sur les ambiguïtés de la Résistance? Si cette dernière retient à nouveau leur attention depuis quelques années, c'est surtout pour comprendre les origines, les motivations, l'enracinement social, local ou culturel du fait résistant dans son ensemble. Le rôle d'un scientifique est de faire le tri entre l'essentiel et l'accessoire. Que d'autres aient jugé bon de se pencher sur un moment précis de l'itinéraire des Aubrac, c'est leur droit, à condition de s'interdire toute hypothèse qui ne soit fondée sur des preuves, surtout si elle s'avère, de fait, calomnieuse.

Pour autant, dès lors qu'une polémique éclate, qu'elle soit pertinente ou non au regard du travail scientifique, le rôle des historiens est de donner leur point de vue, ce qu'ils ont fait à de très nombreuses reprises dans des contextes similaires. C'est d'autant plus vrai que, dans cette affaire, ce sont Lucie et Raymond Aubrac qui ont souhaité s'expliquer publiquement sur leur parcours durant l'année 1943. La table ronde organisée par Libération était à cet égard préférable à une «commission d'historiens», car elle laissait toute sa place à une pluralité d'approches.

Durant cette rencontre, les interlocuteurs de Lucie et Raymond Aubrac ont posé toutes les questions qui leur semblaient devoir l'être. Ils l'ont fait car telle était la règle du jeu explicite et acceptée par tous, ils l'ont fait par respect pour le métier d'historien, par respect aussi pour les deux résistants qui les avaient sollicités: c'est bien la complaisance, en une telle circonstance, qui aurait été à leur égard la pire des injures. La rencontre s'est faite sur un mode contradictoire: tous ceux qui étaient réunis là ont eu l'entière liberté de s'exprimer, sans réserve ni censure, ce qui est le propre d'un débat historique.

Si le résultat n'est que partiellement décisif au regard d'une histoire générale de la Résistance, il est en revanche emblématique des enjeux qui se nouent à l'heure actuelle autour de l'histoire du temps présent, et qui touchent au statut du témoin, à celui de l'historien et aux usages idéologiques du passé.

S'il reconnaît avoir varié dans ses déclarations, Raymond Aubrac ne nous en livre aucune explication. En l'absence d'autres éléments, l'historien doit s'en tenir là, chacun étant libre d'apprécier ce que l'on peut en conclure, et de se reporter aux documents - qui sont disponibles - si un doute persiste.

De son côté, Lucie Aubrac nous a répété que ses ouvrages n'avaient ni le statut de livres d'histoire, ni celui de témoignages au sens strict, mais qu'ils relevaient d'un genre proche de la fiction. Elle a cherché d'abord, dit-elle, à transmettre une expérience vécue, une émotion. Il n'y aurait rien à en redire, si tel était le cas. Or c'est inexact. Dans son livre, Ils partiront dans l'ivresse (Le Seuil, 1984), alors que débute la polémique avec Me Vergès, figurent en annexe les témoignages de deux de ses compagnons, relatant l'évasion de Raymond Aubrac. Ils sont présentés sans ambiguïté aucune comme des «attestations sur l'honneur», susceptibles d'être produites en justice. A titre d'exemple, dans l'une de ces attestations, il est écrit: «Raymond Aubrac avait été arrêté à Caluire le 21 juin 1943 en même temps que Jean Moulin. Les Allemands ignorèrent son identité réelle, Raymond Samuel, le fait qu'il était juif, et que son nom de Résistance était Aubrac. Ils le connaissaient sous le nom d'Ermelin» (p. 256). Nous savons aujourd'hui, grâce à Raymond Aubrac lui-même, qu'une partie au moins de cette assertion est fausse: les Allemands l'avaient bien identifié comme étant «Aubrac», et par définition, ni lui, ni son épouse ne pouvaient l'ignorer.

Mais, à la première lecture, comment, ne pas considérer cet ouvrage comme une parole de vérité à prendre comme telle? Le problème n'est pas tant la crédibilité du récit au regard d'une analyse critique, que l'intention même de l'auteur. Lucie Aubrac n'a pas simplement donné libre cours à sa subjectivité, elle a témoigné, y compris dans les détails de son récit, pour l'histoire et la vérité. Elle a affirmé, comme un leitmotiv, faire œuvre de «pédagogie». Lorsqu'elle nous dit aujourd'hui qu'elle a pris des libertés avec les faits, on éprouve un singulier malaise, non parce que nous l'avons crue (à tort, semble-t-elle nous dire aujourd'hui), mais parce qu'elle semble ainsi renier la position qu'elle a toujours adoptée, à savoir défendre l'importance cruciale de la mémoire des acteurs comme écriture véridique de l'Histoire. Et ce malaise a été largement partagé durant la table ronde, même si certains le nient après coup.

Il est étonnant de voir à quel point ceux qui ont pris la plume pour défendre les Aubrac ont balayé d'un revers de main nombre des contradictions aujourd'hui reconnues par les intéressés, après une confrontation que ces derniers ont eux-mêmes souhaitée - ce qui rend quelque peu obsolète la discussion sur les mérites et défauts du livre de Gérard Chauvy. C'est d'autant plus étonnant que la calomnie n'a pu se répandre que parce qu'existaient bel et bien des incertitudes que la table ronde a tenté de lever. La vérité importe-t-elle moins dès lors qu'il s'agit de «lutter contre le fascisme», air connu depuis les années 30, ou encore de préserver des figures dont nous aurions grandement besoin... air connu depuis les années 70? De 1971 à 1981, cet argument fut en effet invoqué au plus haut niveau pour justifier le refus de diffuser à la télévision française le Chagrin et la pitié, de Marcel Ophuls, qui mettait à mal le mythe d'une France tout entière dressée contre l'envahisseur. On connaît la suite, et l'inanité de cette position, alors que les Français allaient entreprendre une plongée difficile dans les profondeurs de leur histoire, dont ils ne sont toujours pas revenus. Il est étrange, pour quelqu'un de ma génération, de voir ressortir ainsi l'argument du «mythe nécessaire», qui a tant desservi la mémoire nationale, et singulièrement celle des résistants.

Presque autant que le film de Claude Berri, Lucie Aubrac, et la confusion qu'il a produite dans les esprits entre une héroïne et une star. Le héros n'a en effet de compte à rendre à personne, il est libre devant l'Histoire, il est un fondateur, un pied dans le registre symbolique (l'exemplarité indiscutable de ses actes et de ses paroles), un autre dans l'imaginaire (l'identification qu'il permet). La star est au contraire soumise au devoir de transparence, au désir d'un public versatile et infidèle, elle est tout entière dans le registre de l'imaginaire, voire du fantasme. De nos jours, ériger des héros, surtout s'ils sont encore de ce monde, est une entreprise risquée. Quant aux stars, on en consomme plus que de raison. Dès lors, le plus grand service à rendre aux résistants, à tous les résistants, reste encore de les considérer - avec lucidité - pour ce qu'ils ont été: des hommes et des femmes de courage, avec leur grandeur, avec leurs faiblesses."

Une note personnelle :
Je précise que j'adhère entièrement aux différents points synthétisés ici par Henry Rousso; il a rassemblé dans ces lignes les postulats et les restrictions qui devraient permettre de discuter, sans mauvaise foi ni procès d'intention malhonnête comme c'est le cas dans des débats actuels, chaque témoignage dans des affaires aussi complexes que celle-là.

Bien cordialement,

René Claude

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