Lettre d'information du site de François Delpla
n° 84, envoyée le dimanche 25 mars 2012
Chers amis,
L’actualité du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale n’a pas chômé ces dernières semaines.
Si la « piste néo-nazie » dans les tueries de la région toulousaine était invraisemblable dès le départ

, puisque les victimes étaient militaires et françaises avant d’être juives et franco-israéliennes, et si l’affaire rappelle beaucoup plus les jeux nauséabonds du XXIème siècle que les affrontements de 1939-45 (l’intervention de Ben Laden par une cassette dans la campagne américaine de 2004 présentant de fortes similitudes avec ce sanglant ballet, surgi à point nommé pour accélérer la timide remontée, dans les sondages, d’un certain candidat), il n’en est pas moins vrai que d’épouvantables remugles du manichéisme hitlérien sont en train de fausser le jeu de la démocratie en France, et plus généralement en Occident.
Je commets un article à ce sujet dans le numéro 2, à paraître d’ici quelques semaines, du magazine en ligne Dernière guerre mondiale

(où vous pouvez trouver mon interview sur mon dernier livre, annoncée le mois dernier). Pour résumer : la peinture par Hitler du monde en noir et blanc, par l’invention d’un « ennemi juif mondial », en 1919-1920, a déteint sur le stalinisme anti-trotskyste des années trente puis sur les deux camps de la guerre froide et, enfin, sur ceux du « choc des civilisations » qui lui a succédé et n’est pas en voie de résorption. Il est plus que temps de rendre aux analyses leurs nuances et leurs couleurs !
Après le livre révolutionnaire de Florent Brayard sur les ignorances de Goebbels quant à la Solution finale

et la percée scientifique d’Eric Kerjean sur la fausse résistance de l’amiral Canaris

, voici que paraît « Vichy et la Shoah » d’un historien français résidant en Israël, Alain Michel. L’auteur de ces lignes ne peut que s’en réjouir, comme de tout ce qui aide à nuancer le schéma de Robert Paxton, qui a à la fois stimulé et étouffé les recherches sur Vichy depuis 1972, en traçant notamment leur cadre aux investigations et aux interprétations de Serge Klarsfeld.
Mais ce livre rafraîchissant me semble, également, critiquable. Il commet la même erreur que Paxton, de considérer Vichy isolément, comme si l’Allemagne en général et Hitler en particulier pouvaient occuper et exploiter une puissance comme la France, au sein d’une guerre mondiale tournant de plus en plus mal, sans encadrer et doser les moindres gestes de son gouvernement fantoche. On lira ma recension ici :

. Pour la résumer, il me suffira de commenter cette citation de Jacky Tronel

, présentant la thèse centrale du livre : «La France de Vichy a été l'un des pays les plus collaborateurs, et pourtant le bilan de la Shoah y est l'un des plus bas d'Europe en ce qui concerne la proportion des victimes. » Il me semble justement que c’est PARCE QUE le pays collaborait autant, parce qu’il avait pour le nazisme aux abois un tel pouvoir d’assistance et, en cas de brouille, de nuisance, que Hitler ne l’a pas trop ennuyé avec sa « question juive ». En revanche, conformément à un trait constant de cette dictature, l’occupant se plaisait à déshonorer l’occupé, y compris à ses propres yeux, en favorisant son choix de préserver les Juifs français au détriment des réfugiés étrangers qui avaient cru en sa tradition d’asile, de générosité et d’égalité juridique.
Pour en débattre :
En d’autres termes, on peut à la fois se réjouir que certains reproches injustes et certains procès d’intention faits à Pétain et à Laval soient abandonnés, leur accorder qu’ils croyaient agir de manière à préserver au mieux leur patrie… et estimer qu’ils n’ont rien sauvé ni personne, car leur gouvernement était depuis le début une marionnette des nazis : la seule force vraiment capable de modérer Hitler, dès ce même début, était son estimation de la tension maximale que pouvait supporter la corde, avant qu’elle ne casse. Et, de ce point de vue, la « résistance » même du maréchal ou de son premier ministre était une information précieuse : elle était parfaitement collaboratrice !
Tous ces ouvrages novateurs, à l’exception du dernier, ont fait l’objet d'un nouvel éditorial, qui constate que la lecture au premier degré des textes nazis a désormais du plomb dans l’aile :

.
Quant à mon « Churchill et Hitler », sorti le 16 février aux éditions du Rocher, il se vend relativement bien, alors que la presse d’en parler ne se presse (à l’exception de mon interview par Daniel Laurent

et des « bonnes feuilles » parues dans Histoire(s) de la Dernière guerre ) . Elle se rattrapera sans doute un jour. En attendant, c’est le prochain ouvrage qui, déjà , se profile : « L’individu dans l’histoire du nazisme / Variations sur l’arbre et la forêt ». Il s’agit d’un résumé de mes recherches depuis vingt ans, entrepris pour l’obtention d’un diplôme universitaire final, dont je vous entretiendrai la prochaine fois.
Ce livre (Churchill et Hitler) vient à point nommé pour dégonfler la dernière baudruche anti-churchillienne, qui n’est pas sans rappeler le surgissement théâtral d’un brouillon de statut des Juifs annoté par Pétain, le 3 octobre 2010 (pour son prétendu 70ème anniversaire… alors qu’il date du 18 octobre 1940, mais ceci est une autre histoire !) : un document de travail de l’état-major britannique signé d’Alan Brooke, chef d’état-major impérial, en mai 1942, met à l’étude un plan de débarquement à Bordeaux et La Rochelle (deux ports alors occupés par les Allemands, mais proches de la « zone libre » vichyssoise) pour donner la main à l’armée de Vichy, censée se dresser alors contre l’occupant, et recommande de n’en point parler encore à Churchill ; il fait allusion à un contact avec un officier vichyssois non nommé, venu à Londres en décembre 1941. Il n’en faut pas plus pour que l’historien qui a trouvé le document et un journaliste de la BBC parlent d’une initiative au long cours de l’armée anglaise dans le dos de Churchill et insinuent qu’elle aurait pu abréger la guerre :

. Mais l’unique document pour l’instant exhumé ne permet pas de préciser la durée de cette dissimulation vis-à -vis du premier ministre. Or il est exclu qu’elle ait pu commencer en décembre pour se maintenir, au moins, jusqu’en mai. Lorsqu’il revient sur la visite de l’officier vichyste en décembre, le document ne mentionne pas une telle cachotterie. De surcroît, c’est en décembre que le général Brooke avait pris ses fonctions de chef d’état-major impérial et on le voit mal les inaugurer par une intrigue dans le dos de son premier ministre, ministre de la Défense, avec une puissance étrangère dominée par l’ennemi ! Il est bien plus vraisemblable que le général en chef ait mis à l’étude, en mai 1942, un éventuel plan d’attaque dans la région bordelaise pour le cas où ces conversations de décembre auraient été suivies, à Vichy, de préparatifs sérieux de soulèvement contre l’occupant, et prévu d’en parler à Churchill si la perspective devenait plus concrète. La discrétion recommandée aux auteurs du plan témoigne sans doute d’une méfiance devant les emballements winstoniens, mais en aucune façon d’une tendresse de l’armée britannique envers Vichy supérieure à celle de son gouvernement, jusqu’à entretenir une longue liaison clandestine ! Pour quelques détails de plus :

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La rubrique « perles » s’est enrichie d’une bourde de Pierre-André Taguieff, qu’on savait hélas de plus en plus déconcerté par la marche du monde, mais dont un mérite restait la rigueur des citations ; or voilà qu’il tombe, sans référence et pour cause, dans le préjugé suivant lequel Churchill regrettait d’avoir, entre Staline et Hitler, « tué le mauvais cochon » :
Je vous souhaite d’agréables lectures.
fdelpla
Si le message s’affiche mal, il devrait être plus lisible ici :

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