[...] je me permettrai de faire allusion à une conversation que j'ai eue le 8 janvier 1944 à Marrakech avec M. Winston Churchill, qui m'honorait de sa confiance et de son amitié. [...]
Donc, nous avions parlé, ce jour là, de la situation générale, qui était alors pleine d'espoir - janvier 1944, et nous avions évoqué, aussi, les sombres jours du passé. Et M. Winston Churchill de conclure avec cette sérénité qui ne pouvait appartenir alors qu'au chef d'une grande nation amie, déjà victorieuse, comme il le disait ce jour là - je cite: "En juin 1940, après la bataille du Nord, l'Angleterre n'avait plus d'armes. Nous n'avions pas vu la question des chars et celle de l'aviation sur un plan suffisant. L'armistice nous a, en somme, rendu un grand service. Hitler a commis une faute en l'accordant. Il aurait du aller en Afrique du Nord, s'en emparer pour poursuivre sur l'Egypte. Nous aurions eu alors une tâche bien difficile."
Les Allemands peuvent-ils encore être assez stupides ["foolish"] pour formuler des termes [de capitulation] inacceptables et pousser ainsi le Gouvernement français à se rendre outre-mer pour poursuivre la bataille? Je crains que non, même s'il y a un ou deux jours tout a été préparé à cet effet pour le Président et le Gouvernement.
Je ne parviens pas à comprendre pourquoi aucun dirigeant français n'est passé en Afrique, alors qu'on peut disposer là-bas de tout un empire, de la maîtrise des mers, et de l'"or gelé" aux Etats-Unis. Si cela s'était fait dès le début, l'Italie serait déjà par terre...
Il est, en général, bien vain de chercher à imaginer ce qui serait arrivé si tel événement ou telle décision avait été autre et, cependant, cette façon de faire est souvent tentante et parfois instructive. Les décisions qui, le 16 juin, marquèrent la chute de la France, furent en balance une douzaine de fois et chaque fois la décision ne tint qu'à un cheveu. Si Paul Reynaud avait tenu au-delà du 16 juin, le lendemain, 17 à midi, je serais arrivé, accompagné de la plus impressionnante délégation qui eût jamais quitté nos côtes et armée des pleins pouvoirs pour parler au nom de la nation britannique. Nous aurions pu certainement affronter Pétain, Weygand, Chautemps et les autres avec notre proposition si simple: "Pas de libération pour la France de ses obligations du 28 mars, à moins que la Flotte française ne soit dirigée vers les ports britanniques. D'autre part, nous offrons une Union indissoluble entre la France et la Grande-Bretagne. Partez pour l'Afrique et nous continuerons à combattre ensemble jusqu'au bout."
Nous aurions certainement été aidés par le Président de la République, les Présidents des deux Chambres et cette équipe résolue qui se groupait derrière Reynaud, Mandel et De Gaulle. Il me semble probable que nous aurions pu relever le moral et convaincre la raison des défaitistes qui siégeaient dans les ministères, ou bien nous les aurions mis en minorité ou même en prison.
Poussons plus loin cette spéculation dans le royaume des ombres. Le gouvernement français se serait retiré en Afrique du Nord. Le super-Etat franco-britannique, ou plutôt le Comité exécutif, auquel en pratique il aurait fallu probablement le réduire, aurait fait face à Hitler. Les flottes française et britannique auraient de leurs ports obtenu une maîtrise complète de la Méditerranée et le passage libre dans cette mer pour tous les convois de troupes et d'approvisionnements. Ce que l'aviation britannique aurait pu prélever sur la défense de l'Angleterre et ce qui restait de l'aviation française, le tout alimenté par la production américaine et basé sur les aérodromes nord-africains, aurait rapidement constitué un facteur offensif de premier ordre. Malte, au lieu d'être si longtemps un souci et un péril, aurait immédiatement pris sa place comme la plus active de nos bases navales. L'Italie aurait pu être soumise à des bombardements massifs beaucoup plus facilement de l'Afrique que de l'Angleterre. Ses communications avec ses armées de Libye et de Tripolitaine se seraient trouvées coupées. Sans employer plus de forces aériennes que nous n'en utilisions alors pour la défense de l'Egypte et sans envoyer sur le théâtre méditerranéen plus de troupes que nous n'en avions envoyées jusqu'ici ou que nous étions prêts à envoyer, nous aurions très bien pu, avec le concours de ce qui restait de l'armée française, déplacer la guerre de Méditerranée orientale vers la Méditerranée centrale et au cours de l'année 1941 tout le rivage nord-africain aurait été nettoyé des forces italiennes.
La France n'aurait jamais cessé d'être un des principaux belligérants parmi les Alliés et se serait épargné le schisme qui a déchiré et déchire encore son peuple. Il est vrai que la métropole serait restée écrasée sous la loi allemande, mais n'est-ce pas simplement ce qui, en fait, arriva après le débarquement anglo-américain de novembre 1942? Maintenant que tous les faits nous sont connus, il ne reste aucun doute que l'armistice n'a épargné à la France aucune souffrance.
Il est encore plus difficile de discerner ce que Hitler aurait fait. Se serait-il frayé un chemin à travers l'Espagne, avec ou sans l'agrément de celle-ci et, après avoir attaqué ou peut-être enlevé Gibraltar, aurait-il envahi Tanger et le Maroc? C'était là un secteur qui intéressait vivement les Américains et qui préoccupait au premier chef le Président Roosevelt. Comment, d'autre part, Hitler aurait-il pu mener cette attaque de grand style à travers l'Espagne et, malgré cela, poursuivre la bataille de Grande-Bretagne? Il lui aurait fallu choisir. S'il avait choisi l'Afrique, nous aurions pu, grâce à notre maîtrise de la mer et aux bases françaises, transporter au Maroc et en Algérie des troupes et des forces aériennes plus vite que lui et en plus grand nombre. Nous aurions certainement salué comme un événement heureux pendant l'automne et l'hiver de 1940 une campagne active menée, soit d'une Afrique française du Nord-Ouest amie, soit sur ce territoire même.
En considérant le cours des événements avec le recul acquis, il semble peu probable que la décision principale de Hitler et les événements importants de la guerre, comme la bataille de Grande-Bretagne et la ruée allemande vers l'Est, auraient pu être modifiés par le transfert du gouvernement de la France en Afrique du Nord. Après la chute de Paris, alors qu'il dansait la danse du scalp, Hitler conçut naturellement de très vastes pensées. Une fois la France abattue, il lui fallait tenter de soumettre ou de détruire la Grande-Bretagne. La seule autre possibilité était la Russie. Une opération importante à travers l'Espagne en direction de la zone occidentale de l'Afrique du Nord aurait compromis ces deux formidables aventures ou tout au moins aurait empêché une attaque dans les Balkans. Je suis convaincu qu'il aurait été préférable pour les Alliés que le gouvernement français passât en Afrique du Nord. Et cela serait resté vrai que Hitler nous y ait ou non suivis.
Un jour, pendant que j'étais en convalescence à Marrakech, en janvier 1944, le général Georges vint déjeuner avec moi. Au cours d'une conversation à bâtons rompus, je dis dans une réflexion en l'air que le refus du gouvernement français de partir pour l'Afrique du Nord en juin 1940 avait peut-être, en fin de compte, tourné pour le mieux. Au procès de Pétain, en 1945, le général crut bon d'apporter ce fait en témoignage. Je n'ai pas protesté, mais l'hypothèse avancée par moi à ce déjeuner ne représente pas l'opinion mûrement réfléchie que je me suis faite sur cette affaire pendant la guerre et depuis.
J'ai des raisons de croire que l'ancien Premier Ministre a été surpris de la divulgation de ce propos et n'approuve pas les conclusions qui en ont été tirées. Pour juger l'armistice, il faut se placer dans les circonstances où il a été demandé. Churchill n'est pas revenu sur le jugement qu'il a porté sur lui à l'époque.
*** / ***
|
|
Pour contacter les modérateurs : cliquez !
contribution.php bidouillé par Jacques Ghémard le 8 9 2010 Hébergé par PHP-Net Temps entre début et fin du script : 0.01 s  5 requêtes