Daniel Laurent :
Le premier écrit de vous que je connais est un article au sujet de la façon dont Canaris fit discrètement échouer l’attentat contre Hitler du 13 mars 1943. Est-ce ceci qui a mis le feu aux poudres et généré vos recherches subséquentes ?
Eric Kerjean :
Effectivement, en septembre 2010, a paru un article dont le but était de montrer que Canaris avait fait procéder au sabotage d'une partie du matériel destiné à commettre la tentative d'attentat de Smolensk. Le feu aux poudres a été déclenché bien avant la parution de cet article. Mes recherches ont commencé en septembre 2009 et ont connu une avancée par étapes. Lorsque commençait l'automne 2009, je tenais ferme l'idée selon laquelle Canaris avait été l'une des grandes figures de la résistance à Hitler. Puis, au fur et à mesure de mes lectures et surtout de la consultation des archives, il fallut repenser totalement l'action de Wilhelm Franz Canaris. Je l'ai fait en gardant toujours à l'esprit que, depuis 1916 et jusqu'à la fin de sa vie, notre "résistant" fut avant tout autre chose un espion. Auparavant, aucun des historiens ou des journalistes n'avait pas pris en compte cet élément essentiel.
DL : A la page 155, vous écrivez que Rommel a « essuyé des tirs au volant de sa voiture ». Mais dans sa biographie de Rommel (Perrin, 2009), Benoit Lemay indique p. 422-423 qu’il était assis à coté du chauffeur Karl Daniel. Quid ?
EK : Bravo ! Vous méritez une médaille. Ce point m'avait échappé. Rommel se trouvait sur la banquette avant lorsque, le 17 juillet 1944, vers 18 heures, sa Horch essuya les tirs du Spitfire qui volait en rase-mottes. Si le feld-maréchal était bien à la place du mort, ce n'est pas pour autant que l'accident qui suivit les tirs eut raison de lui. Même si Rommel se trouvait encore dans le coma lorsqu'il fut transporté à l'hôpital, il survécut.
Puisque vous évoquez le cas de Rommel, je rappellerai qu'il fut l'une des nombreuses victimes de la purge mise en place après l'attentat du 20 juillet 1944. Rommel, comme il l'a toujours explicitement dit et comme cela a été prouvé, n'a jamais pris part à l'action des conspirateurs. Combien même il l'aurait voulu, alité, il était hors d'état d'agir. Benoît Lemay montre dans sa biographie que le héros de la Wehrmacht fut accusé par les résistants et poussé au suicide le 14 octobre 1944 par deux généraux.
DL : Boguslaw Woloszánski, dans son livre 39-45 : Les dossiers oubliés, Editions Jordan, 2010, parle de Canaris sur plus de 80 pages. Cet ouvrage ne figure pas dans votre bibliographie. Pourquoi ? Manque de fiabilité ?
EK : Je lirai un ouvrage de ce journaliste lorsqu'il fera oeuvre d'historien et citera ses sources.
DL : S’il est clair que la “disgrâce” de l’Amiral en février 1944 est destinée à faire de lui un négociateur « présentable » pour tenter une paix séparée, pourquoi l’arrêter le 23 juillet, éliminant ainsi toute chance pour lui d’avoir des contacts positifs avec les Occidentaux ?
EK : Bien au contraire, l'arrestation de Canaris contribua aussi à lui rendre une virginité politique. Et si l'ancien chef de l'Abwehr fut maintenu en vie pendant plus de huit mois après sa mise aux arrêts, il faut certainement y voir des raisons diplomatiques. Himmler et Hitler pouvaient le sortir de geôle à tout moment et le présenter aux négociateurs. Autrement dit, Canaris n'avait rien perdu de son intérêt aux yeux des dirigeants nazis.
DL : Si Canaris fit échec à l'attentat visant Hitler et fut ce maître espion contrôlant la résistance, pourquoi fut-il arrêté, condamné à mort, sauvagement battu avant d'être exécuté dans des conditions atroces ? Vos explications à ce sujet sont difficiles à comprendre pour le modeste amateur que je suis.
EK : Canaris fut arrêté par Walter Schellenberg le dimanche 23 juillet 1944, car la veille, le colonel Georg Hansen, lui-même appréhendé en raison de sa participation à la conspiration menée par Stauffenberg, avait accusé Canaris d'être "l'instigateur spirituel du mouvement révolutionnaire qui a conduit au 20 juillet". Or Hansen a donné le nom de celui dont il assura la succession pendant quelques mois par vengeance. Canaris devait sombrer en même temps que les opposants car il était restait fidèle à Hitler. Parallèlement, l'ancien chef de l'Abwehr a été tout bonnement lâché par Himmler. Canaris contesta toujours avec force les accusations proférées par les anciens résistants qui avaient travaillé au sein de l'Abwehr. C'est seulement après huit mois d'enquête — Canaris, contrairement à un Kluge ou un Rommel, n'eut pas l'obligeance de se suicider — et un procès expéditif où les coups permirent d'obtenir ses "aveux" qu'il fut condamné à mort pour haute-trahison. Autrement dit, l'amiral fut l'un de ceux qui subit la vengeance des conspirateurs du 20 juillet et l'une des victimes de l'immense épuration mise en place par la SS après l'attentat orchestrée par Stauffenberg.
DL : La plupart des notes se trouvent en fin d’ouvrage, pas en pied de page, ce qui oblige le lecteur a des manipulations inconfortables pour bien suivre. Pourquoi ?
EK : N'étant pas éditeur, je ne peux répondre à cette question.
DL : Et la suite ? Dans quelles directions engagez-vous maintenant vos travaux ?
EK : Après la biographie consacrée à Canaris, il est tentant de contribuer à la réécriture de l'histoire de la résistance allemande. Toutefois, il s'agit d'un travail qui nécessitera de nombreuses années et un travail d'équipe. Auparavant, avec une historienne allemande, je vais me consacrer à la traduction et au commentaire des portraits des hauts dignitaires nazis (Hitler, Himmler, Heydrich, Canaris, Goering, notamment) écrits par Werner Best, un ami intime de Canaris. D'autre part, je souhaite vivement participer à l'édition critique en français du livre-programme de Hitler. En effet, un événement éditorial considérable aura lieu à la fin de l'année 2015 : les droits de Mein Kampf tomberont dans le domaine public. Il faut s'attendre à une avalanche d'éditions peu recommandables, aussi bien en France qu'à l'étranger. Un projet d'édition scientifique fut lancé en septembre 2010 par Anthony Rowley, malheureusement décédé en octobre 2010. Sera-t-il conduit jusqu'à son terme ? Et surtout les historiens français auront-ils l'intelligence d'attendre l'édition que sont en train d'établir leurs collègues allemands de l'Institut für Zeitgeschichte ? Enfin, toujours sur le long terme, j'envisage d'écrire une autre biographie. Elle sera consacrée à un autre dirigeant du Troisième Reich, mais permettez-moi de ne pas en dire plus. Et à côté de cela, avec un collègue, je réfléchis un projet d'émission qui verra peut-être le jour sur une radio nationale ! |