> J'ajoute qu'au cours de ce débat mes amis russes
> m'avaient
> dit qu'un documentaire sur une chaîne russe avait indiqué
> qu'en effet les soldats russes avaient été instruits pour
> pouvoir dire quelques mots en allemand.
Cette allégation "rezuniste" est à première vue percutante. Plus exactement, "Suvorov" partait de l'existence de manuels de traduction russo-allemands au sein de l'Armée rouge, et de la date de publication de certains d'entre eux (printemps 1941), pour en déduire que la piétaille de Staline apprenait l'allemand et le roumain, ce qui, dans sa logique, ne pouvait signifier que l'imminence d'une invasion soviétique de l'Europe.
Là encore, c'était aller un peu vite en besogne. L'allégation perd même toute valeur si l'on rappelle que l'apprentissage des langues, dans l'Armée rouge, ne se limitait pas à l'allemand, mais s'étendait à l'anglais, au français, au polonais, au roumain, au letton, au finnois, au turc, au persan, au chinois, au japonais, et avait été accélérée. C'est ce que démontre, de manière particulièrement mordante, Andreï Rezyapkine, dans son article
Voennye razgovorniki. Otkrytija, kotorye potrjasli mir (Les guides de conversation militaire. La découverte qui a fait trembler le monde), dont je résume ici les éléments les plus intéressants.
En effet, la formation des cadres et des recrues aux langues étrangères avait pris un énorme retard dans les années trente. C'est pourquoi le comité de rédaction de l'Institut de l'Encyclopédie soviétique avait édité plusieurs dictionnaires de langues étrangères comprenant notamment des expressions militaires. A la fin des années trente, avec l'accroissement du nombre d'interprètes et d'enseignants linguistiques, ont été également édités des manuels de conversation en toutes langues, outre qu'étaient traduits des manuels militaires étrangers. Des recueils de phrases-types ont, en outre, été diffusés.
Au final, en 1941, il était question d'assurer l'enseignement de quinze langues au sein des cercles de l'Armée. De sorte qu'en 1940-1941, plusieurs guides de conversation avaient été élaborés : un en anglais, deux en hongrois, un en chinois, six en allemand, un en persan, un en polonais, deux en roumain, deux en turc, trois en finlandais, un en suédois, un en estonien. Le constat s'impose de lui-même :
l'apprentissage d'une langue s'imposait si cette langue était celle d'un pays frontalier (à l'exception des pays anglo-saxons). C'est ce critère qui a déterminé l'orientation et l'ampleur de la formation linguistique au sein de l'Armée rouge, le monde entier étant perçu, dans l'ensemble, comme hostile par le régime, obsédé de manier la rhétorique de "l'encerclement capitaliste".
Bref, en eux-mêmes, ces manuels, ces dictionnaires, ces guides, en résumé : cette formation, ne sont pas de nature à établir l'existence d'un plan d'agression soviétique de l'Allemagne et de la Roumanie. Ils témoignent, tout au plus, du souci de ne pas être pris au dépourvu dans l'hypothèse d'un conflit frontalier avec un ou plusieurs voisins de l'U.R.S.S. En d'autres termes, la "preuve" qu'exhibe "Suvorov" n'en est pas une.