Cette première oeuvre d’un journaliste de vingt-cinq ans, frais émoulu du département d’histoire de la dynamique université de Brest, comble incontestablement un vide. Sur ce sujet rarement traité, Thomas Rozec se présente comme un modeste défricheur, faisant le tour des questions plus qu’il n’apporte de réponses. Pari tenu : l’ouvrage mérite d’être lu par quiconque désire comprendre les ressorts du régime nazi.
Partant de la place de l’homosexualité (masculine) dans la culture allemande du XXème siècle pour aboutir à sa présence controversée dans les mouvements d’extrême droite des années 1980, le propos inscrit le nazisme dans une double postérité : celle du mouvement de jeunesse des Wandervögel, et celle des courants culturels exaltant la virilité. Ces derniers en venaient à cultiver un dégoût du corps féminin qui ne laissait plus à la sexualité d’autre exutoire que la sodomie... à condition qu’elle fût "active".
Le personnage le plus souvent mentionné est donc Ernst Röhm, chef d’état-major des SA hitlériennes et homosexuel à scandales, un temps protégé par Hitler avant d’être, dans tous les sens du terme, sacrifié par lui lors de la nuit des Longs couteaux (30 juin 1934). Le pendule se déplace alors vers Himmler et son mouvement SS, farouchement et pointilleusement homophobe, comme en témoigne un discours du chef en 1937, reproduit intégralement en annexe. La thèse centrale du livre est que tout n’est pas réglé pour autant et que l’homosexualité, pour n’être plus assumée par aucun dirigeant nazi, continue d’être, pour ce mouvement, un objet d’amour en même temps que de haine. De ce point de vue, Jonathan Littell, avec son héros imaginaire des Bienveillantes, Max Aue, ne serait pas aussi éloigné de la réalité qu’il en a l’air.
Le martyre des homosexuels dans l’univers concentrationnaire n’est pas oublié, et fait l’objet de quelques pages originales où Rozec souligne la difficulté particulière de cette population pour atténuer son sort par la solidarité, qui expliquerait un taux de mortalité intermédiaire entre celui des Juifs et celui de la majorité des déportés non juifs.
Ce tour d’horizon agréablement présenté (quoique sous une forme souvent perfectible) invite à des approfondissements. Par exemple, à partir de l’idée juste, nouvelle et profonde que les nazis ne se soucient aucunement de la morale pour elle-même et ne songent qu’à la plier à leurs buts, il serait possible d’être plus affirmatif sur le jeu de chat et de souris entre Hitler et Röhm. Il me semble évident que dès 1931, quand le premier fait revenir d’exil le second pour le placer à la tête des SA, il fomente le projet de décapiter et de rétrograder cette milice après l’avoir utilisée pour effrayer le bourgeois, afin de rassurer les élites traditionnelles et de faire semblant lui-même de s’acheter une conduite. La preuve s’en trouve noir sur blanc dans le livre encore méconnu que Turner a tiré des interrogatoires d’Otto Wagener, l’un des confidents les mieux introduits auprès de Hitler dans les années précédant immédiatement la prise du pouvoir (Memoirs of a Confidant, Yale University Press, 1985, p. 106).
Citant volontiers l’auteur de ces lignes, Rozec lui fait (p. 111-112) un reproche ponctuel que la victime s’offrira le luxe de contester : je négligerais l’homosexualité refoulée qui aurait caractérisé les sentiments de Hitler envers Albert Speer. La démonstration est légère car elle s’appuie d’une part sur les sentiments de Speer tels qu’il les avait un jour avoués à Gitta Sereny, d’autre part sur le fait que Speer avait commencé par cacher son mariage au Führer, et que celui-ci, l’apprenant, lui avait semblé contrarié. Je ne contourne pas la question dans mes Tentatrices (p. 167), mais propose une explication différente : Hitler jouait alors à faire se côtoyer Speer et Leni Riefenstahl et avait peut-être caressé... le projet de les marier.
Rozec est, en revanche, d’une salubre sévérité pour le livre de Lothar Machtan qui décèle, dans les milieux dirigeants nazis, de l’homosexualité à tout propos, sur des indices faibles et flous.
J’irais pour ma part plus loin que l’auteur dans son intuition centrale : le nazisme n’est pas une philosophie ni une règle de conduite mais un mouvement, qui entreprend de bâtir par la guerre un grand Reich "déjudaïsé" tout en cachant son jeu le plus souvent et le plus longtemps possible. Tout est subordonné au but et les questions qui ont trait à l’homosexualité ne font pas exception. Elle est, comme le montre Thomas Rozec, réprimée pour favoriser la natalité, permettre des chantages policiers et séduire les vieilles élites, mais rien de cela n'engage sans retour l’avenir. Ce qui sera permis et interdit dans la société allemande une fois qu’elle aura l’extension territoriale et la composition ethnique souhaitées n’est pas clair, pas plus que le système politique, le mode de désignation des chefs, les orientations économiques ou culturelles, etc.