Une photo qui parle - La loi du retour - forum "Livres de guerre"
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La description du livre

La loi du retour / Jacques Derogy

 

Une photo qui parle de Medonje (Snezana et Srdjan) le vendredi 12 septembre 2003 à 22h54

Bonjour !

Etiemble avait calculé le nombre de livres qu'un homme pouvait lire dans sa vie.

Il est inutile de dire que le chiffre était désespérément réduit par rapport à ce que contient la moindre bibliothèque un peu consistante.

C'est pourquoi, surtout lorsque vient le temps où les ombres s'allongent sur le bord du chemin, on hésite à se lancer dans la lecture d'un livre.

Celui là, je l'avais découvert par hasard au milieu d'une somptueuse drouille et je l'avais ouvert, pour le flairer.

L'auteur, Jacques Derogy, m'était inconnu. J'ai appris depuis qu'il s'agissait d'un journaliste qui fut assez célèbre.

Le début, en tout cas, souffrait de la patte professionnelle du journaliste et décourageait déjà la lecture sur un sujet, la fameuse histoire de l'Exodus, où le pire était à craindre.

Le hasard qui me fait tomber sur l'indication "Jitomir en Bessarabie" (p. 102) n'arrange rien, non plus que la photographie d'un document en hébreu soigneusement reproduit à l'envers, selon ce qui est presque une règle intangible.

Une petite remarque : Jitomir (Zhitomir) n'est pas, n'a jamais été en Bessarabie, mais en Ukraine (en Volhynie, si l'on veut être précis). Pour la France, l'équivalent serait d'énoncer négligemment : "Cherbourg, qui se trouve en Bretagne".

En fait, si, après ce contact décourageant, j'ai arraché ce livre à ses compagnons de misère dépareillés, c'est à cause d'une photographie, et je l'ai pris, l'ai emporté comme un voleur et ai couru montrer ma trouvaille à Snezana.

C'est de cette photo que je vais un peu parler, conscient déjà que je vais être incapable de faire sentir toutes ses résonances et que, sans doute, je vais splendidement agacer. Je n'ai pour seule excuse que mon âge, avec ce que cela implique de radotages confus.

La légende dit : "Cinq mille personne déplacées du camp de Bergen-Belsen manifestent leur solidarité à ceux de l'Exodus autour de Josef Rozensaft, président de leur comité et de Marc Jarblum, délégué de l'Agence juive (7 septembre [1947]) (Keystone)"

On voit effectivement une foule autour d'un petit groupe, avec en particulier un orateur, sans doute juché sur une table ou une caisse. Il y a aussi des drapeaux (dont, peut-être, un drapeau "israélien") et des banderoles.

Bergen-Belsen se trouvait en zone d'occupation britannique, et l'on sait que, le mandat pour la Palestine ayant été confié à la Grande-Bretagne, c'est cette dernière qui s'opposait directement aux Juifs qui voulaient y émigrer en nombre supérieur aux quotas fixés.

La libération du camp avait été un cauchemar, un très grand nombre de déportés étant morts aux portes de la liberté, emportés par le typhus, parmi lesquels on me permettra de citer Kalmi Baruh, professeur juif de Sarajevo, qui s'était occupé en particulier du judéo-espagnol.

Et, ensuite, l'ancien camp de concentration était devenu un camp pour DP (displaced persons), comme l'on disait à l'époque.

Ce sont donc eux, ces sans-foyer, qui manifestent avec ces cris silencieux que représentent pour nous les banderoles et les drapeaux.

On peut lire quelques mots.

Il y a d'abord au fond un vexillum, sans doute rouge avec des inscriptions que l'on imagine dorées, qui disent, en hébreu :

"kibbuts borokhov g"
et, plus bas : "po'ale tsion"

C'est-à-dire :
"Kibboutz Borokhov 3"
"Po'ale tsion"

"Po'ale tsion" est le nom d'un parti sioniste socialiste (Parti des ouvriers de Sion) fondé précisément par Ber (ou Dov) Borokhov.

Et la machine à remonter le temps se met en marche.

La première idée est qu'il s'agit simplement d'une délégation d'un kibboutz de Palestine.

Mais, à l'époque, en Palestine, le Po'ale tsion n'existe plus, il s'est fondu dans le Mapai (ancêtre de l'actuel parti travailliste israélien) dans les années 30.

Et Borokhov est écrit avec l'orthographe yiddish.

C'est donc autre chose.

Avant la guerre, il y avait en Pologne ce que l'on appelait le "Kibboutz Borokhov", lié évidemment au Po'ale tsion, qui était une ferme modèle qui servait à préparer aux travaux agricoles ceux qui voulaient s'installer en Palestine. En effet, les autorités britanniques exigeaient des immigrants qu'ils aient une telle formation.

C'est sans doute un des anciens étendards préservé du désastre. Ou peut-être un étendard neuf, destiné à renouer les liens d'un passé détruit.

Derrière l'orateur dont j'ai parlé plus haut, il y a un drapeau, sans doute rouge aussi, avec des inscriptions dorées. On peut lire : "mifleget po'[...]"

Il est facile de deviner qu'il s'agit de "mifleget po'ale tsion", soit, en hébreu, "Parti po'ale tsion".

Là encore, c'est peut-être une relique des jours anciens, ou un pont lancé par dessus la béance de la catastrophe.

Un jour, nous avons assisté à ce qui était sans doute la dernière réunion, clandestine, d'un groupe de vieux, très vieux bundistes. Ils avaient ressorti le drapeau et chanté l'Internationale et le drapeau était tout pareil, rouge avec des lettres dorées.

Mais sur la photo, on voit aussi des banderoles à la fabrication plus grossière, avec des inscriptions peintes en noir sur du tissu blanc. Là, le texte est en yiddish. Les signes diacritiques (qui permettent de distinguer le o du a, par exemple) manquent, mais cela n'empêche pas la compréhension de ce que l'on peut lire.

Celle qu'on voit le mieux dit :

"ma'hapilim fun ekzodus
mir zaynen mit aykh
[fara]ynigt in kamf far a fraye alyah !"

"immigrants illégaux de l'Exodus
nous sommes avec vous
unis dans la lutte pour une immigration libre !"

Ma'hapilim, c'est un mot de l'époque, il évoque une "montée", c'est-à-dire une immigration difficile (ha-'apala), celle de l'alyah B, à l'inverse de celle des immigrants qui peuvent entrer avec un visa.

Sur les autres banderoles, on lit, ou plutôt on devine des mots :

"shande" - honte
"di lager" - les camps

et aussi ceci, énigmatique :
"[...] veln aykh iberlebn !" - [...] vous survivrons ! (ou "[...] vous survivront !").

On est là à un moment où l'histoire bascule. De ceux qui manifestent, bien peu auraient pensé à émigrer avant la guerre, mais, maintenant, seuls les vieux, ou ceux qu'une raison personnelle retient ou, surtout, les communistes veulent rester dans ces pays qui ont été balayés par la catastrophe.

C'est que l'accueil fut parfois très hostile de la part des populations non juives, peu satisfaites de voir revenir ces survivants. Et aussi, comment retrouver la vie dans ces rues devenues vides de ceux que l'on a connus, la "kaye antcha" à Rhodes ou Dorcol à Belgrade ? Chaque lieu rappelle un souvenir ou un visage, et les cris des enfants se sont tus. Et même ceux qui veulent rester changent souvent de ville ou de région, pour échapper aux fantômes.

Et il y a tant de "personnes déplacées" qui n'ont pas d'endroit où retourner. L'immigration en Palestine est alors la seule possibilité.

Conséquence logique et simplement retardée des persécutions, un monde finit de disparaître. Ils disent, en employant encore la langue ancienne (on dit en yiddish "mameloshn", et en djidyo "lingva vyezha") la fin de ce monde, dans leur désir de partir.

Privilège de l'âge, si l'on veut, j'ai vu et je vois reculer le yiddish jusqu'à sa disparition. Imagine-t-on qu'il fut un encore temps, que j'ai connu, où l'on pouvait acheter chaque semaine la "Fraye arbeter shtime", hebdomadaire anarchiste en yiddish et que, plus près de nous encore, il y a moins de dix ans, à Paris, dans la quasi totalité des kiosques, on pouvait trouver le dernier quotidien en yiddish du monde (mis à part le lointain "Birobidzhaner shtern"), "Unzer vort" ?

Ces journaux étaient des traces de survivants.

Lorsque Snezana découvrit un jour que Moric Levi, grand rabbin de Sarajevo, auteur de "Die Sefardim in Bosnien" et surtout découvreur de la Haggada de Sarajevo, assassiné par les nazis, avait dit, dans les années 20 que le judéo-espagnol était d'ores et déjà mort, condamné à disparaître, elle ressentit un immense soulagement, presque une joie.

Si sa langue était déjà condamnée à cette époque, alors son agonie était indépendante des serviteurs du mal. Et d'ailleurs, agonisante, appauvrie, décharnée, cette pauvre langue leur avait survécu et si les voix judéo-espagnoles se font murmures de plus en plus faibles, le souffle n'est pas encore complètement étaient. "A sho gelebt iz oykh lebn", "vivre une heure, c'est tout de même vivre".

L'autre face, ce qui se profile dans cette opposition entre drapeaux impeccables en hébreu et pauvres banderoles en yiddish, me fait songer à une série de reportages de Joseph Kessel, en Palestine, dans les années 20.

Il se décrit, par exemple, discutant en russe avec un immigrant, et dit comment la petite fille de celui-ci, leur lançant un regard noir, interrompt leur discussion par un impérieux : "rak be-ivrit !" ("uniquement en hébreu !").

Et il ajoute que les enfants juifs de Palestine sont plus vigoureux que ceux des ghettos. Moins intelligents sans doute, mais tant mieux. Il dit bien "tant mieux".

Cela rappelle aussi un autre slogan de l'époque : "Yehudi, daber ivrit !" ("Juif, parle hébreu !").

Et une histoire :

Un jeune haluts (pionnier), bronzé, vêtu légèrement, la démarche fière, l'air hardi, croise deux Juifs vêtus de longs caftans, avec les "payes" (les papillotes), qui discutent en yiddish. En fait, c'est le plus vieux, le maître sans doute, qui parle.

Le jeune haluts lui coupe brutalement la parole (habitude très "halutsique", comme l'on voit) : "Yehudi, daber ivrit !".

Alors, le vieux Juif à la barbe moussue le regarde, incline un peu la tête sur le côté, sourit légèrement et lui demande doucement, en hébreu également : "Lama ?" ("Pourquoi ?").

Cordialement

Srdjan

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