Une transition délicate à Vichy - histoire de la neutralité SUISSE pendant la Seconde Guerre mondiale - forum "Livres de guerre"
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histoire de la neutralité SUISSE pendant la Seconde Guerre mondiale / Edgar Bonjour

 

Une transition délicate à Vichy de Christian Favre le vendredi 25 mars 2011 à 18h16

12. La neutralité active pratiquée à Vichy p.315

En ces jours d'extrême tension, qui offraient l'occasion de faire de la neutralité un instrument efficace, la Suisse eut la chance d'avoir comme ministre en France un homme de la trempe de Walter Stucki. A Vichy, où il ne recevait souvent pas d'instructions de Berne, il devait prendre lui-même et rapidement des décisions très importantes, qu'il mettait à exécution avec une rare habileté diplomatique, avec intrépidité et, au besoin, avec tout l'allant d'un colonel d'artillerie. Il se faisait une haute idée de la neutralité. Bien que porté à commander, il avait peu de sympathie pour la démocratie autoritaire du régime Pétain et continuait de défendre ses idées libérales. Pétain avait une confiance illimitée dans ce représentant loyal et intelligent de la Suisse, et Stucki, qui reconnut de bonne heure la noblesse de caractère et la situation tragique du vieux chef de l'Etat, le lui rendait par sa fidélité. Des contemporains ont reproché à Stucki d'être resté obstinément fidèle au maréchal accablé par le destin. Leurs après-venants jugent différemment.
Stucki signala plusieurs fois au Conseil fédéral que, pour le cas d'un débarquement des Alliés en France, les Allemands avaient l'intention de faire résider le chef de l'Etat français à Paris ou dans les environs afin de l'avoir sous leur coupe mieux qu'à Vichy. Le maréchal, qui connaissait cette intention, déclara plus d'une fois et expressément qu'il ne quitterait jamais Vichy de son plein gré et qu'il ne partirait qu'en prisonnier. En mai 1944 encore, il renouvela cette affirmation de façon très nette devant Stucki.
Peu de jours plus tard, le mandataire d'Hitler, von Renthe-Fink, informa le maréchal que l'Allemagne tenait pour probable un très prochain débarquement ennemi. Il est par conséquent nécessaire, disait-il, que le maréchal quitte Vichy dans les trois jours et se rende dans un château, à Voisin près Rambouillet. L'Allemagne ne pourrait pas garantir sa sécurité à Vichy, car, par suite des dernières dispositions prises par la Wehrmacht, il n'y a plus qu'une compagnie de soldats allemands dans le voisinage immédiat de la capitale provisoire. Pétain répondit qu'on n'avait pas à se préoccuper de sa sécurité et qu'il ne quitterait pas Vichy volontairement. On lui expliqua alors très clairement qu'il s'agissait d'un ordre formel et qu'il serait fait au besoin usage de la force, avec beaucoup de répugnance, il est vrai. Pétain s'inclina et quitta Vichy en présence d'un grand concours de population.
La thèse officielle du gouvernement français, que l'ambassadeur Rochat exposa très habilement au ministre de Suisse, était la suivante : Le chef de l'Etat se rend provisoirement à Voisin; Vichy reste le siège du gouvernement. Suivant les déclarations qui lui ont été faites, le maréchal continuera d'exercer comme jusqu'à présent ses fonctions de chef d: l'Etat. Il peut, de Voisin, se rendre dans d'autres localités, il peut aussi aller à Vichy et recevoir des diplomates étrangers. Il a compris la nécessité de donner suite passagèrement à un vœu allemand. Juridiquement, politiquement et diplomatiquement, la situation reste inchangée. Le gouvernements amis sont instamment priés de ne tirer aucune conséquence d'ordre diplomatique. - La thèse allemande était celle-ci : Nous n'avons pour ainsi dire plus de troupes dans les environs de Vichy. Il est fort à craindre que des aviateurs ennemis n'enlèvent le maréchal par ¬un coup de main et que, dans le cas d'une invasion, le maréchal, do-¬nous ne connaissons que trop bien les sentiments profondément anti ¬allemands, ne recommande au peuple français, en usant d'un émetteur ¬clandestin installé d'avance, de résister aux troupes d'occupation et de collaborer avec nos ennemis. Ce sont là deux dangers qu'il faut en tout cas éliminer. - Le maréchal considérait les choses comme suit: Fidèle mes déclarations répétées, j'ai quitté Vichy contre ma volonté et sous la plus grave menace d'un recours à la force. Je suis un prisonnier. Je n’ai ¬pas la possibilité matérielle de le dire au peuple français, mais je voudrais que la vérité fût connue.
Stucki ne dissimula pas au corps diplomatique qu'il considérait que le maréchal était en fait prisonnier et que le Conseil fédéral pourrait tirer ¬de ce fait certaines conséquences. Il manda cependant à Berne qu’il ¬jugeait indiqué de rester pour le moment à Vichy, ce qui lui fut accordé.
Entre-temps, une grande vague d'arrestations submergea la France. Tout cela se passait dans le dos de Laval, dont les Allemands, manifestement, faisaient de moins en moins cas. Désormais incapable de vouloir et de décider quoi que ce fût, Pétain se laissait manœuvrer comme une marionnette. Ceci ressort notamment du fait qu'il recevait chez lui les collaborationnistes Henriot et Déat, après avoir souvent déclaré catégoriquement au ministre de Suisse que jamais il ne serrerait la main à « ces tristes messieurs », ni leur adresserait la parole. Aussi paraissait-il de plus en plus clair à Stucki que les Allemands avaient réussi à faire du vieux maréchal un fantoche en lui enlevant tous ses conseillers personnels. D'autre part, il ne saisissait pas bien l'intérêt que les Allemands pouvaient avoir à rabaisser Laval et à le heurter en appuyant ses adversaires les plus résolus .
Stucki se trouvait à Lyon pour y inaugurer le home d'enfants « Les Fougères », donné à cette ville par Zurich, lorsque se répandit la nouvelle que les Alliés avaient débarqué en Normandie le 6 juin 1944. Tandis que l'« armée secrète » et les Allemands restaient tranquilles pour commencer, les « maquisards » proprement dits déployèrent une activité intense et dangereuse. Notamment au centre de la zone sud, où il n'y avait pas ou que peu de troupes allemandes, l'insécurité était grande pour les personnes et les biens. Des bandes de gens fortement armés, en général des communistes ou des anarchistes, largement pourvus d'automobiles, d'essence et d'armes de toutes sortes, attaquaient souvent les villages et les petites villes, où ils déposaient les autorités, prenaient le « pouvoir » et exerçaient des actes de vengeance. La gravité du désordre apparaissait déjà dans le fait que les maquisards lançaient des ordres de mobilisation, c'est-à-dire des ordres de marche qui enjoignaient à des jeunes gens, sous menace de mort, de se présenter à un certain endroit pour être recrutés par le « maquis ». Le même homme pouvait recevoir le même jour deux convocations, l'une pour la milice régulière, l'autre pour le service du travail.
Par suite de ces circonstances, le transport des marchandises par chemin de fer sur la rive gauche du Rhône et sur une bande de 50 km sur la rive droite fut complètement arrêté. Des priorités ne pouvaient être accordées que par la direction générale des chemins de fer à Paris. La question étant de toute importance pour les transports entre Marseille et la Suisse, Stucki fit immédiatement une pressante démarche et chargea aussi le consulat à Paris de chercher à obtenir par tous les moyens une de ces « priorités » pour les marchandises destinées à la Suisse. La légation ne pouvait plus envoyer de télégrammes à ses consulats. Comme il n'était pas possible d'en envoyer à des particuliers, les communications entre les transitaires et les Suisses pour lesquels ils travaillaient durent cesser. Stucki intervint pour que les commissariats suisses de transport de Marseille et Cerbère fussent traités comme des consulats, de façon que les communications avec la Suisse puissent être maintenues par ce canal. Le service de courrier par automobile avec la Suisse fut également mis en question par une décision des autorités militaires allemandes. L'aspect de la ville de Vichy se modifiait considérablement : à la plupart des coins de rue étaient postés des policiers français, abrités par des sacs de sable et armés de mitrailleuses, de pistolets-mitrailleurs ou de fusils. La population était apeurée et déprimée, le ravitaillement fort mal assuré .
Le principal souci de Stucki fut de rétablir coûte que coûte la liaison avec Berne. Les autorités françaises montraient de la bonne volonté mais fort peu d'énergie. Stucki trouva en revanche compréhension et obligeance auprès des autorités militaires allemandes. C'est ainsi qu'il réussit à faire passer des télégrammes par des lignes militaires allemandes, alors que les efforts déployés par l'officier de liaison allemand à Vichy pour obtenir une liaison téléphonique avec Berne demeuraient vains. Stucki fut assez heureux pour obtenir de Berne un émetteur sur ondes courtes. C'était un appareil moderne, de fabrication américaine. Bien qu'offrant des possibilités de communication limitées, il constituait un moyen de liaison rapide entre Vichy et le monde, et même le seul dans les jours critiques. Stucki essaya en même temps de réorganiser une liaison par courrier. Malgré le préavis favorable du commandant allemand à Vichy. les autorités auxquelles celui-ci était subordonné refusèrent de faire accompagner et protéger les voitures du courrier suisse, de même que celles d'autres missions diplomatiques. D'abord réduit par suite de nombreux attentats commis par le maquis sur les lignes de chemin de fer, le trafic des marchandises fut bientôt complètement supprimé, le manque de locomotives se faisant plus fortement sentir de jour en jour. Trois trains de marchandises destinées à la Suisse demeurèrent en panne, si bien que les denrées alimentaires qu'ils transportaient durent être vendues ou pourrirent. La tragédie d'Oradour, ce village dont la population périt fusillée ou brûlée, fit une impression accablante sur le ministre de Suisse. Il trouva la chose si épouvantable qu'il ne voulut pas y croire avant que le maréchal Pétain et le président Laval lui eussent confirmé les faits personnellement et formellement .
Dans la question du ravitaillement de la Suisse par Marseille, cette question qui était une des préoccupations majeures de Stucki, il sembla qu'une solution allait être trouvée. Le 6 juin, Laval informa verbalement le ministre de Suisse qu'il fallait prévoir que les diverses lignes de chemins de fer entre Lyon et Genève resteraient encore longtemps inutilisables; aussi les chemins de fer français avaient-ils demandé l'autorisation de refuser jusqu'à nouvel ordre les marchandises qui venaient de Suisse ou qui devaient y être transportées. Etant donné les très grands intérêts en jeu pour la Suisse, affirma Laval, je n'ai pas donné suite à cette demande; j'ai déclaré, au contraire, que le trafic devait être rétabli, quelles que soient les difficultés. Laval proposa à Stucki de faire passer ces marchandises par Vesoul-Belfort-Bâle. Tout en sachant que des actes de sabotage avaient également été commis entre Lyon et Vesoul, le ministre de Suisse acquiesça immédiatement. Laval donna en sa présence les ordres nécessaires. Le détournement se fit malheureusement attendre jusqu'à la fin des travaux de réparation. Ce fut seulement le 15 juillet que le premier train chargé de marchandises destinées à la Suisse fit le parcours Belfort ¬Bâle. Bloqué à Chalon-sur-Saône, un transport d'enfants suisses de Paris put atteindre Lyon au moyen de camions. Les difficultés s'accumulèrent au point que Stucki donna l'ordre à Paris de renoncer pour le moment à tout transport.
Faisant visite, le 12 juillet, au chef de l'Etat revenu au château de Lonzat, tout près de Vichy, Stucki le trouva très particulièrement déprimé et soucieux. Pétain s'exprima en termes passionnés contre les Allemands, qu'il rendait responsables de tous les malheurs de la France: on ne réussira guère, disait-il, à mettre ce pays à l'abri d'une dévastation totale et d'un chaos complet. Ayant appris qu'un attentat contre Hitler avait échoué, il avait dit : « C'est dommage. » Le lendemain même le ministre d'Allemagne exigea de lui l'envoi d'un télégramme de sympathie et de félicitations et lui présenta, séance tenante, un texte exprimant une ¬grande déférence. En dépit d'une pression extrême, Pétain refusa obstinément et définitivement de donner suite à cette prétention, cependant ¬que Laval télégraphiait à Ribbentrop .
En présence de Stucki, Laval dit au nouvel ambassadeur de France à Berne, dont la nomination avait été publiée dans le journal officiel du 14 juillet, « Moins vous ferez de zèle à Berne, mieux ça vaudra. Vous n'aurez aucune initiative à prendre, vous n'aurez qu'à m'informer. Votre situation sera très délicate, pensez-y. » Stucki inspirait à Laval une confiance croissant à vue d'œil. Le 6 août, celui-ci fit venir d'urgence le ministre de Suisse pour lui déclarer ce qui suit : « J'ai appris par hasard que les Allemands ont l'intention de mettre le maréchal et moi-même en sûreté. Je suis fermement décidé à ne céder qu'à la contrainte la plus forte, mais au moment où cette contrainte s'exercera vraiment, je me démettrai de mes fonctions de chef du gouvernement. Je n'accepterai jamais d'exercer ces fonctions ailleurs qu'à Vichy. Et il est encore moins question que je tente de demeurer à la tête d'un gouvernement français exilé en Allemagne. J'entends rester fidèle à ma politique et n'ai rien à cacher. Je n'irai donc pas à l'étranger ni ne me cacherai quelque part. Mon seul souci est d'éviter, si possible, la guerre civile. Je suis prêt à sacrifier en tout temps ma personne à ce but. Vous pouvez donc être bien certain que si je devais être contraint de quitter Vichy - et je ne tournerai pas autrement le dos à la ville - je ne serais alors plus chef d’un gouvernement mais serais devenu un prisonnier tout ordinaire. II est nécessaire que vous et votre gouvernement le sachiez. » En faisant cette déclaration sur un ton très ferme, Laval était tout à fait calme .
Dans cette situation confuse et obscure, Stucki reçut la visite de presque tous ses collègues, qui, désemparés et coupés de leurs gouvernements, désiraient connaître son avis. Il se prononça contre la convocation d'une conférence des chefs de mission et contre l'idée d'une unité d'action. Il signala en outre que sa position était autre que celle de la majorité de ses collègues et qu'il devait agir soit selon son propre jugement soit selon les instructions de son gouvernement, sans s'occuper de l'attitude des autres chefs de mission. Stucki pensait qu'il fallait considérer comme possible, voire probable, qu'une grande partie des missions diplomatiques existant encore à Vichy désirent se rendre en Suisse ou même essaient de le faire. Pour les pays neutres comme l'Espagne, le Portugal, l'Irlande, la Suède et aussi la Turquie, Stucki estimait que la Suisse ne pourrait pas opposer un refus. Plus délicate était la question dans le cas des diplomates des puissances de l'Axe.
Ayant appris du nonce qu'il existait un projet allemand de transférer dans la région de Nancy, au besoin en usant de la force, non seulement le maréchal mais encore tout le corps diplomatique, Stucki déclara à von Renthe-Fink : une telle manière d'agir serait à tel point extravagante et contraire au droit international que je ne m'y soumettrais en tout cas pas et que je m'y opposerais à outrance. J'ai reçu du Conseil fédéral l'ordre précis de rentrer en Suisse avec le personnel de la légation dès que le chef de l'Etat français devrait quitter Vichy contre sa volonté, car à ce moment-là ce qui resterait de la fiction de l'indépendance et de la souveraineté aurait disparu. Au conseiller d'ambassade Struwe, Stucki demanda un sauf-conduit grâce auquel toutes les personnes dont il prendrait la responsabilité de dresser la liste pourraient sortir de France. Après avoir longuement tergiversé, Struwe promit d'établir le sauf-conduit sans consulter les autorités de Berlin ou de Paris.
Peu après l'entretien du 6 août, au cours duquel Laval avait exposé son attitude au ministre de Suisse, le chef du gouvernement se rendit à Paris et invita instamment le maréchal à l'y rejoindre sans délai pour empêcher, le cas échéant, une véritable guerre civile et une tuerie de Français favorables aux Allemands. Des jours durant, le vieil homme d'Etat se demanda s'il devait donner suite ou non à l'invitation. Il pria plusieurs fois Stucki de lui donner son avis, ce qui causa à celui-ci un grand embarras. Stucki laissa toutefois entendre qu'il considérait que Pétain s'exposerait à un trop grand danger en entreprenant le voyage et en séjournant à Paris sans avoir reçu une très large garantie concernant la sûreté de sa personne. Pétain renonça alors au voyage .
Juridiquement et politiquement, la situation était la suivante : Vichy où résidaient encore deux membres du gouvernement, continuait d'être le siège du chef de l'Etat et du gouvernement. Le chef du gouvernement et les autres ministres se trouvaient à Paris. La confusion régnait dans le corps diplomatique. Toutes les missions paraissaient décidées à rester à Vichy tant que le maréchal y demeurerait. Stucki était prêt à partir dans le cas où le maréchal devrait quitter la ville. Le camion commandé à Berne arriva à Vichy le 15 août et était en état de repartir. Si Pétain devait se rendre en un autre lieu que Paris, il serait, selon sa propre déclaration écrite, un prisonnier. Stucki pensait que, dans ce cas, même la présence d'un chargé d'affaires ne serait pas indiquée .
Les événements dramatiques des jours suivants coupèrent court a toute réflexion supplémentaire à ce sujet. En raison de la grande confiance qu'il avait mise en Stucki depuis longtemps, et tout particulièrement depuis les jours critiques d'août 1944, le vieux maréchal tint à en faire le témoin objectif et intime des derniers jours du régime. Il lui dit très franchement : « Aucun d'entre nous n'est plus sûr de sa vie. On peut nous voler ou détruire nos papiers. Je n'ai aucune possibilité de dire la vérité aux Français et au monde. Une certaine propagande cherchera par tous les moyens, même les pires, à déformer la vérité historique. De tous les diplomates accrédités auprès de moi, vous êtes le seul en qui j'aie une pleine confiance mais aussi le seul qui ait la possibilité matérielle d'informer son gouvernement et, ainsi, le monde. Je vous prie de faire le grand sacrifice d'être à ma disposition, jour et nuit, si moi ou mes collaborateurs jugent nécessaire de vous faire le témoin de ce qui se passe ici. » Stucki pouvait d'autant moins se soustraire à un tel désir que la Suisse était dans son rôle en exerçant une activité protectrice et médiatrice. Il chercha cependant à obtenir que le nonce apostolique, représentant d'une puissance neutre occupant une haute position morale dans le monde entier, soit aussi mis à contribution, ce qui arriva de temps à autre .
Pour renseigner Berne sur les événements historiques du 20 août, Stucki envoya le soir même un télégramme où il exposait notamment ce qui suit : « Ce matin, à 7 heures, les forces armées de la puissance occupante, agissant brutalement, ont arrêté le maréchal Pétain. Elles ont pénétré de force dans son hôtel et sa chambre à coucher. Le maréchal a protesté auprès de moi. Conformément aux ordres reçus, la garde du maréchal n'a pas tiré, car on avait menacé de bombarder Vichy en cas de résistance. A 8 heures, le maréchal fut emmené par les Allemands dans une direction inconnue. Il déclara au nonce et à moi-même, qui fûmes témoins de toute la scène dramatique, qu'il n'était plus en mesure d'exercer ses fonctions de chef de l'Etat et qu'il était prisonnier. Le premier ministre Laval et d'autres ministres ont été arrêtés et se trouvent à Belfort. La puissance occupante avait fait savoir à Laval qu'il devait quitter Paris pour Belfort parce que Pétain s'y trouvait. De même, on informa Pétain qu'il devait se rendre à Belfort, parce que le gouvernement s'y trouvait. Il n'y a plus de chef de l'Etat ni de gouvernement en France... »
Pendant que les événements se précipitaient ainsi, le ministre de Suisse était toujours présent - il ne dormit guère pendant cinq jours - et se tenait à disposition pour des entretiens avec le maréchal, les membres du cabinet, les Allemands, le maquis et le corps diplomatique; il négociait, cherchait à empêcher des conséquences trop rigoureuses, prêtait avec succès ses bons offices de médiateur. Il discernait pleinement le triste jeu que les Allemands jouaient avec Pétain et Laval. Par le rapport qu'il fit à Berne par radio le 20 août, le monde apprit la réalité des faits qui s'étaient passés à Vichy, faits dont Berlin donnait une version tout à fait tendancieuse. Stucki pensait avoir, les 19 et 20 août, rendu aux deux parties - la France et l'Allemagne - des services appréciables. Chose certaine, toutes les personnalités françaises intéressées et le général allemand von Neubronn ne manquèrent pas de lui exprimer en termes émouvants la plus profonde reconnaissance. Dans une situation très difficile et dangereuse, ce général sut se comporter d'une manière chevaleresque, tandis que le ministre von Renthe-Fink réussit à s'attirer non seulement la haine implacable de tous les Français mais encore la désapprobation ouverte et le mépris de ses compatriotes .
Après le départ forcé de Pétain, Berne ordonna à Frölicher de prendre en charge tous les consulats de Suisse en France occupée. Lorsque le ministre de Suisse en informa le secrétaire d'Etat, celui-ci répondit que. selon la conception allemande, le maréchal était seulement empêché d'exercer ses fonctions et que, pour ce cas, le droit public français prévoyait un remplacement par le premier ministre. Je ne crois pas, poursuivit-il, que mes collègues acceptent que les consulats de Suisse soient subordonnés au ministre de Suisse à Berlin, car cela reviendrait à reconnaître une thèse juridique qui n'est pas celle du gouvernement allemand; il s'agit ici, principalement, d'une question entre le gouvernement suisse et le gouvernement français .
En raison des événements à prévoir - et qui se produisirent - Stucki prit contact avec certains représentants de l'« armée secrète ». Il le fit non seulement parce que la majeure partie du territoire que lui et le personnel de sa légation devaient parcourir en voiture pour rentrer en Suisse était aux mains de l'armée secrète, mais aussi parce que ces forces, une fois les Allemands partis, se trouveraient probablement dans très peu de temps à Vichy. Il rencontra ainsi des hommes qui lui firent une excellente impression et qui, pour leur part, exprimèrent le vœu pressant de rester en contact avec lui. Ces relations présentaient encore un autre aspect : à l'exception de celui du Japon, tous les chefs de mission accrédités à Vichy, y compris ceux des Etats de l'Axe, avaient refusé de donner suite à l'invitation pressante à prendre la route de Belfort après le maréchal. L'attitude de Stucki et du nonce a assurément joué un rôle déterminant en l'occurrence. Stucki fut instamment prié par tous ses collègues de rester provisoirement à Vichy pour servir d'intermédiaire entre le corps diplomatique d'une part, les maquisards et, le cas échéant, les troupes américaines d'autre part. Le calme et la dignité manifestés par Pétain dans des circonstances où d'autres auraient perdu la tête ne passèrent pas inaperçus des agents secrets de l'« armée de la résistance », si bien qu'un rapprochement très net parut s'amorcer entre Pétain et de Gaulle. Si les Allemands n'avaient pas laissé à Vichy des blindés et de l'artillerie, Pétain aurait probablement été délivré de leurs mains par les maquisards .
Dans les jours qui suivirent, la médiation de Stucki devint encore plus active. Toute la ville de Vichy vivait dans une atmosphère de fièvre, causée par l'excitation et la peur qu'inspiraient les Allemands et surtout le maquis. Les représentants de l'ancien régime qui étaient demeurés à Vichy, notamment les autorités locales, adjurèrent Stucki de rester pour préserver la ville de désordres graves et d'un bain de sang. Stucki ne pouvait et voulait d'autant moins se soustraire à cette mission qu'il était seul à pouvoir s'en acquitter et que le quartier général des Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) lui avait fait savoir qu'on serait très reconnaissant de sa visite et de sa médiation. Stucki entreprit alors, le 22 août, une randonnée aventureuse qui le conduisit très haut dans le Massif central. Durant cinq heures, il y discuta trois questions principales avec les chefs civils et militaires des FFI. L'accord se fit comme suit : 1. La légation de Suisse à Vichy reçoit du maquis un sauf-conduit pour son retour en Suisse. 2. Tout le corps diplomatique à Vichy sera traité conformément au droit international. 3. Les autorités des FFI promettent de collaborer provisoirement avec les fonctionnaires du régime Pétain à Vichy. Stucki avait, visiblement, gagné maintenant la pleine confiance de ces gens.
Du 23 au 25 août, le danger d'incidents graves avec la milice, la Gestapo et les troupes allemandes fut plus grand que jamais. Parlemen¬tant sans interruption avec les intéressés, Stucki réussit à conjurer tous ces dangers et, en particulier, à faire comprendre souvent à des colonnes allemandes s'apprêtant à traverser Vichy au cours de leur retraite vers le nord que cela n'était pas recommandable. Le 26 août au matin, la dernière colonne de la SS quitta Vichy précipitamment, y laissant quinze grands blessés, que Stucki prit sous sa protection, et un important matériel, en partie très précieux. A ce moment-là, Vichy risquait particulièrement d'être occupé par les communistes. Sur la recommandation de Stucki, les troupes des FFI firent par conséquent, vers midi, leur entrée dans la ville. A 15h30 la transmission des pouvoirs se fit, dans les formes, à la légation de Suisse, sous la présidence de Stucki. Ce moment tellement redouté ne suscita aucun incident sérieux. Au cours des deux jours qui suivirent, le ministre de Suisse dut intervenir encore plusieurs fois pour dissuader les colonnes allemandes de traverser la ville. Sa mission ne prit fin que lorsque la dernière troupe allemande, venant de Clermont-Ferrand, eut dépassé Vichy à l'ouest.
La gratitude générale, tout particulièrement des autorités et de la population de Vichy, mais aussi des FFI et des autorités militaires allemandes, fut extraordinairement profonde. Stucki avait, en réalité, tenu pendant quelques jours toutes les rênes dans sa main. C'est à ses efforts qu'est dû le fait que le passage d'un régime à l'autre se fit sans effusion de sang. Au cours d'une cérémonie officielle qui eut lieu le 29 août, Stucki et le nonce - qui s'était cependant tenu bien à l'arrière-plan durant tous ces jours - furent nommés citoyens d'honneur. Avec ses collaborateurs, Stucki était pleinement convaincu d'avoir, par toute cette action, travaillé d'une façon presque classique dans l'esprit de la mission incombant à la Suisse et d'avoir accru le bon renom du pays .
A Vichy, la situation restait tendue, car les éléments constituant la gauche purement communiste étaient fort déçus de ce que les choses se soient passées si simplement et de ce qu'ils n'aient pas pu prendre le pouvoir. Ils exercèrent une forte pression sur les FFI, et celle-ci ne tarda pas à entraîner la déposition des autorités locales, des hauts fonctionnaires du Ministère des affaires étrangères demeurés à Vichy, comme des chefs modérés des FFI. Néanmoins, on espérait fermement pouvoir maîtriser la situation jusqu'à l'arrivée des Américains. Il n'était pas permis de parler de Pétain. On supprimait tout ce qui évoquait son souvenir. Il était même injurié dans quelques-uns des journaux qui paraissaient de nouveau. Lors de son allocution à l'hôtel de ville, Stucki considéra comme un devoir tout naturel de rendre hommage au maréchal, ce qui suscita les applaudissements spontanés et prolongés de la plupart des personnes présentes. Les extrémistes étaient, bien entendu, mécontents; ce passage du discours fut supprimé lors de la transmission par la radio et dans les journaux 16.
Pendant plus d'une semaine, Stucki s'efforça en vain d'obtenir d'au¬torités françaises des renseignements sûrs concernant les conditions qui régnaient dans la zone comprise entre Vichy et la frontière suisse, dans la région de Lyon et de Mâcon. Des rapports de reconnaissance concluaient qu'une importante colonne de voitures ne passerait en tout cas pas sans de gros risques, mais que quelques voitures suisses pourraient probablement traverser le pays. Aussi Stucki envoya-t-il le 2 septembre deux courriers à Genève, avec le camion complètement rempli. Le 7 septembre, une colonne de vingt voitures de la légation, ornées du drapeau suisse, suivit l'ancienne avenue du Maréchal-Pétain, sous les acclamations de la population. Stucki, accompagné du nouveau préfet et d'officiers supérieurs, passa devant les troupes, après quoi celles-ci défilèrent devant le drapeau suisse. La colonne suisse traversa le seul pont rétabli à Lyon et atteignit sans dommage la frontière suisse vers cinq heures du soir. Depuis les événements des 19/20 août, le Département politique considérait la mission de Stucki comme terminée. Il entretenait déjà depuis quelque temps des relations avec les Français à Alger. Walter Stucki devint chef de la division des affaires étrangères, tandis que l'ancien titulaire du poste, l'intelligent Pierre Bonna, le plus souvent malmené par Pilet, était nommé ministre en Grèce. Carl J. Burckhardt fut nommé ministre en France après quelques péripéties .
Lorsque le théâtre des opérations se rapprocha de la Suisse et que les fronts s'immobilisèrent près de Belfort, 14 000 enfants avec 2000 mères de cette région furent évacués en Suisse entre le 16 septembre et le 10 novembre. Le Conseil fédéral offrit de pourvoir à l'évacuation en France, par la Suisse, de 100’000 à 150’000 personnes de la région de Belfort, dont la situation empirait sans cesse. Mais le gouvernement allemand ne donna aucune suite à cette proposition . En 1945, la Suisse. qui avait déjà accueilli plusieurs centaines d'habitants de diverses régions de France, offrit encore l'hospitalité à 10’000 enfants de Mulhouse. Le 24 avril, rentrant de captivité avec une petite suite, le maréchal Pétain traversa la Suisse pour comparaître devant ses juges. Il avait dû signer une déclaration aux termes de laquelle il se conformerait strictement aux instructions données par les autorités suisses au sujet de son transit. En accord avec sa demande pressante, il put rencontrer Walter Stucki, qui l'accompagna jusqu'à la frontière . Le Conseil fédéral rejeta une demande de transit et d'asile pour Laval .
La France de 1945, celle du général de Gaulle, n'oublia pas les bons services rendus par la Suisse. Dans un discours prononcé le 21 juin, le ministre des prisonniers de guerre exprima les sentiments que voici : « Le fait que, d'une façon générale, nos prisonniers de guerre sont rentrés en très bonne forme est un vrai miracle. Nous devons ce miracle au Comité international de la Croix-Rouge et à la Suisse. Nous le devons aussi à la convention de Genève, dont l'amélioration à la lumière des expériences de la guerre est une tâche des plus urgentes et importantes. » Se référant à ce discours, Bidault, ministre des affaires étrangères, déclara : « C'est le moins que nous puissions faire. Nous ne pourrons jamais nous acquitter de notre dette de reconnaissance . » Quelques jours plus tôt, i1 avait employé des termes de gratitude en évoquant la profonde « francophilie » du peuple helvétique, en particulier en Suisse alémanique, où les sentiments étaient fort différents de ce qu'ils avaient été lors de la première guerre mondiale. Bidault ajouta que la neutralité suisse avait été chose précieuse pendant le conflit, notamment par les œuvres humanitaires qu'elle avait permises. Exprimant une opinion courante après la guerre, il se hâta cependant de dire : « Hélas, dans un prochain conflit, cette neutralité ne pourra être maintenue. »
Non seulement les relations politiques, mais aussi les relations culturelles subsistèrent pendant toute la guerre. Des conférenciers, des acteurs et des auteurs français faisaient entendre en Suisse la voix de la France asservie; la pensée française indépendante se réfugiait dans le pays voisin, la Suisse libre. Des écrivains et des poètes français qui ne voulaient pas se soumettre à la censure et les classiques français trouvaient en Suisse des éditeurs soigneux et courageux : « Bannis de France, ils renaissent là-bas toujours plus vrais, plus goûtés... Leurs sentiments de gratitude rejoignent ceux des vivants... Les uns et les autres ne cesseront de répéter cette parole plus vraie que jamais : Nous avons maintenant deux patries, la nôtre et la Suisse . »

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