Walter Stucki, ambassadeur en France - histoire de la neutralité SUISSE pendant la Seconde Guerre mondiale - forum "Livres de guerre"
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histoire de la neutralité SUISSE pendant la Seconde Guerre mondiale / Edgar Bonjour

 

Walter Stucki, ambassadeur en France de Christian Favre le jeudi 24 mars 2011 à 07h25

La Suisse a maintenu pendant toute la guerre sa relation diplomatique avec la France. On oublie le rôle de représentations qu'a joué la Suisse, cela s'appelle "puissance protectrice" et bien que cette désignation peut paraître quelque peu grandiloquente vu le contexte de la SGM, il n'en reste pas moins que des milliers de personnes dans 43 pays ont bénéficié de cette aide, peu connue, peu décrite. Malheureusement.
Dans ce cas, la Suisse devrait assumer la représentation des intérêts de l'Amérique, ainsi que ceux de la Grande-Bretagne et divers autres pays : Belgique, Hollande, Luxembourg, Yougoslavie, Etats sud-américains.

D'autre part cette représentation a permis de sauver les Suisses juifs résidant en France.

Edgar Bonjour Histoire de la neutralité, vol. V
Voici le chapitre intitulé

Les rapports avec la France partagée p. 295

Les relations officielles avec la France de Pétain se limitèrent au début, selon les termes de Pilet, à « des rapports de pitié et d'aide » . L'économie française étant ruinée, il n'y avait guère de relations économiques. Mais les relations politiques ne tardèrent pas à devenir d'autant plus étroites.
Lorsque Stucki, au début de 1942, présenta à Pétain les vœux de Nouvel An du président de la Confédération, et du chef du Département politique, le maréchal donnait une impression d'étonnante vigueur intellectuelle . Après avoir exprimé une fois de plus sa grande sympathie pour la Suisse, ainsi que sa reconnaissance, il aborda le sujet de la collaboration avec l'Allemagne : « Je n'ai pas de raisons d'aimer particulièrement les Allemands; ils sont et restent nos ennemis héréditaires. Mais je dois reconnaître sans ambages qu'Hitler, en combattant contre la Russie, a protégé toute l'Europe, donc aussi la France, d'un immense danger. Je suis donc sincèrement disposé à collaborer avec lui pour la nouvelle Europe, pour autant que cela me soit plus ou moins possible. Mais les Allemands manquent malheureusement de sens psychologique et ne peuvent ou ne veulent pas comprendre qu'on ne pourra arriver, dans les formes actuelles, à une collaboration véritablement fructueuse. Comment rendre plausible au peuple français la nécessité de cette collaboration si l'on peut me répondre, à bon droit, que, pour l'Allemagne, cette collaboration a uniquement consisté jusqu'ici à pomper la France dans une mesure extrême, à imposer des charges vraiment insupportables pour l'entretien de l'armée d'occupation et à retenir les prisonniers de guerre dont nous aurions tant besoin... Une stagnation malheureuse et dangereuse se prolonge ainsi dans le domaine de la collaboration, et je ne vois aucune possibilité d'apporter un changement » .
Pilet entendait dire aussi de France que l'agression déclenchée par Hitler contre la Russie était une croisade pour l'Europe, et il le crut trop facilement. Les propos de Pétain accrurent en outre le mépris que lui inspirait le précédent régime démocratique. Le maréchal qualifiait ce régime de « pourri » et se plaignait de ce que ses adeptes se fissent de nouveau remarquer. Il me faudra continuer, disait-il, à mener un dur combat contre la franc-maçonnerie, la juiverie, le népotisme et la corruption, et le mener avec aussi peu de ménagements que le combat contre le communisme, qui relève la tête depuis peu de temps. Quand bien même le vieux maréchal ne cherchait à dissimuler ni ses difficultés, ni les graves soucis que lui causait l'avenir de la France, Stucki eut l'impression que ses propos ne trahissaient ni faiblesse ni résignation. Il avait le sentiment d'être en présence d'un homme d'Etat qui savait ce qu'il voulait et qui poursuivait imperturbablement sa route difficile, sachant qu'il pouvait réussir ou faire naufrage.
Stucki exposait au Conseil fédéral comment le conflit entre Paris et Vichy devenait plus aigu, comment on se plaignait à Paris de l'excès de fermeté du maréchal tandis que, dans la France non occupée, le nombre de ceux qui reprochaient au gouvernement Pétain d'être trop favorable à l'Allemagne augmentait rapidement. Contrairement au gouvernement, qui tenait pour peu graves les revers subis en Russie par les Allemands, ce qu'on appelait l'opinion publique croyait largement à la victoire finale des Anglo-Américains et jugeait que Pétain et Darlan jouaient la mauvaise carte 1.
On apprit à Berne, avec une vive inquiétude, que presque tous les prisonniers de guerre rentrés d'Allemagne étaient acquis au communisme. Selon des informations reçues par le gouvernement de Vichy, l'agitation communiste en Allemagne devait se faire d'une manière aussi poussée qu'habile. Nombreux, disait-on, étaient les cas où des cellules communistes allemandes avaient fait sortir des camps des communistes français pour les ramener en France contre la promesse d'y faire par tous les moyens de la propagande pour le communisme. On entendait sans cesse répéter qu'il y avait encore en France occupée, mais surtout en France libre, d'importants dépôts d'armes clandestins. C'est pourquoi maint Français se demandait si l'on ne devrait pas distribuer des armes à ce qui étaient du côté du gouvernement pour ne pas voir un beau jour celles-ci entre les mains des communistes. L'idée d'un réarmement de la France gagne du terrain, et l'on défend, à ce propos, la thèse que l'Allemagne devrait non seulement autoriser ce réarmement, mais aussi le faciliter pour que des troupes françaises puissent garder la côte occidentale et, le cas échéant, parer elles-mêmes une attaque anglo-améri¬caine. Cela permettrait à l'Allemagne de libérer à l'ouest des contingents importants pour les employer sur les théâtres d'opérations à l'est. Stucki considérait avec scepticisme ces propositions et combinaisons. « Si l'on pense que la très forte majorité de la population française est opposée à l'Allemagne et espère la victoire des Anglo-Saxons, il est réellement difficile d'admettre que l'Allemagne soit disposée à donner la chèvre à garder au loup . »
Le remaniement ministériel d'avril 1942, qui avait été imposé par l'Allemagne et avait fait de Laval le chef du gouvernement, annonçait une détérioration des relations franco-suisses. Laval, mandait Stucki, n'a pas d'intérêt et de compréhension et peu de sympathie pour la Suisse; il ne lèvera jamais le petit doigt pour elle. Darlan, en revanche, a manifesté souvent amitié et sympathie et en a, ici et là, donné la preuve. Le départ du général Laure, le secrétaire général de Pétain, représente aussi une grande perte pour la Suisse .
Parlant des conséquences du remaniement ministériel pour les relations franco-américaines, Leahy, l'ambassadeur des Etats-Unis à Vichy, confia au ministre de Suisse : « Vous êtes un des très rares amis qui nous restent à Vichy. » Le gouvernement américain et particulièrement le peuple américain, ajoutait-il, éprouvent une méfiance insurmontable à l'égard du nouveau gouvernement français. On le croit politiquement capable de tout. Washington s'est cependant décidé à ne pas rompre immédiatement les relations diplomatiques avec Vichy pour ne pas perdre les postes d'observation précieux qu'il a en France, de même qu'en Afrique du Nord. Mais si le nouveau gouvernement devait prêter aide d'une manière ou d'une autre à l'Allemagne, les relations diplomatiques seraient rompues sans délai. Dans ce cas, la Suisse devrait assumer la représentation des intérêts de l'Amérique, ainsi que ceux de la Grande-Bretagne et divers autres pays : Belgique, Hollande, Luxembourg, Yougoslavie, ¬Etats sud-américains.
Il se pourrait fort bien, pensait Stucki, que Laval fasse les plus grands efforts pour éviter la rupture avec l'Amérique. Il a, disait-il, déclaré tout récemment que sa politique suscitera de l'étonnement en maint endroits. ¬Certes, il défend l'idée de la collaboration avec l'Allemagne, mais selon une méthode toute différente de celle de l'ancien gouvernement. Jusqu’à présent, prétend Laval, on a toujours cédé à l'Allemagne. Il est pour la règle du do ut des et jouera ses atouts contre les Allemands. Il empêchera ainsi que la France ne tombe en esclavage et améliorera en même temps les relations avec l'Allemagne. Il désire s'entendre avec les Etats-Unis mais n'a que mépris et haine pour l'Angleterre. Leahy voyait l'évolution des relations franco-américaines sous un jour beaucoup plus sombre. Il pensait que Laval comptait fermement sur une victoire de l'Allemagne et voulait à tout prix collaborer avec elle. Certes, poursuivait Leahy, le chef du nouveau gouvernement français a affirmé qu'il ferait tout pour conserver l'amitié américaine et il ne voit pas pourquoi les relations ne pourraient pas être maintenues, puisque l'Allemagne n'a exigé aucune aide militaire de la France. Mais à ces allégations s'oppose le fait que ce remaniement sensationnel du gouvernement n'a de sens que si la collaboration avec l'Allemagne devient beaucoup plus étroite. Immanquablement, cela aboutira tôt ou tard à des actes ou des omissions que Washing¬ton considérera comme une aide militaire à l'ennemi, et qui entraînera par conséquent la rupture des relations diplomatiques.
Laval tenait, manifestement, à ce que les relations de son gouvernement avec la Suisse n'aboutissent pas à un point mort. Cela apparut déjà dans le fait qu'il choisit comme nouvel ambassadeur à Berne Pierre Pucheu, qui avait montré précédemment, dans ses fonctions de ministre de l'intérieur, beaucoup de compréhension pour la Confédération. Lorsque les Suisses de France eurent à se plaindre des mauvais procédés des préfets et des autorités de police, Pucheu adressa aux préfets une circulaire demandant de traiter les Suisses avec une bienveillance particulière. Dans une conversation avec Stucki, il mentionna ses anciennes relations d'affaires avec le conseiller fédéral Stampfli et parla en termes très chaleureux du travail accompli en commun pour resserrer les liens d'amitié franco-suisse.
En invitant dix journalistes suisses à faire un voyage à Vichy, Laval cherchait également à resserrer les liens d'amitié. L'invitation avait, semble-t-il, un double but : expliquer et pallier l'attitude inamicale de la censure française, obtenir de la presse romande qu'elle accorde à la politique du gouvernement Laval un appui pour le moins non diminué. La délégation, composée uniquement de journalistes romands, fut déjà soumise à la propagande de fonctionnaires français lors d'une courte halte à Lyon, puis dès l'arrivée à Vichy. Durant tout le séjour, la façon d'agir des représentants de la France montra quelle importance ce pays attachait à l'attitude de la presse suisse, tout particulièrement de la presse romande. La Suisse tenait ainsi un atout sérieux. Les journaux romands devaient leur succès en France au fait qu'ils étaient plus étoffés que les journaux français; ceux-ci, en partie à cause de la pénurie de papier, ne paraissaient que deux fois par semaine sur quatre pages, la norme étant de deux pages. Le lecteur français ignorait probablement qu'il avait en main une édition spéciale pour la France, et non pas l'édition originale.
Des réceptions par Laval, puis par Pétain, le 27 juin, constituèrent le « sommet » du voyage. Bien qu'on eût donné la consigne stricte de ne faire aucune mention de cette visite dans la presse suisse, ni dans la presse française, et de ne prononcer aucun discours au banquet, Laval prit la parole pour remercier la Suisse de son appui. Il adjura la presse romande de demeurer bienveillante et exposa brièvement les grandes lignes de sa politique et les difficultés auxquelles il devait faire face. Il dit : « Comprenez ma situation. Je ne travaille que pour la France », ajoutant qu'il avait certainement la tâche la plus difficile imposée actuellement à un homme. Lorsque Stucki lui répondit, on remarqua que Laval manifestait une émotion qui ne pouvait être feinte et qu'il avait les larmes aux yeux.
Stucki saisit cette occasion de rompre à nouveau une lance en faveur de la libre entrée des journaux de la Suisse alémanique, au moins pour les abonnés. Des fonctionnaires du Ministère français de l'information l'appuyèrent, laissant entendre que le ministre Marion était seul à prendre obstinément parti pour la demande des Allemands concernant l'interdiction des journaux de la Suisse alémanique. Laval déclara : « Je veux voir ça. » Les choses ne furent néanmoins pas réglées de manière satisfaisante, ce qui permet de penser que les Allemands se montrèrent intransigeants. La délégation fut reçue le même jour par le maréchal Pétain, chef de l'Etat. Il fit assurément une forte impression sur les journalistes suisses, qui constatèrent, eux aussi, combien il était alerte, élastique et vif d'esprit.
Plusieurs journalistes suisses conversèrent avec des représentants du Ministère français de l'économie et des finances au sujet de la façon don: la presse suisse était traitée en matière de clearing et exprimèrent le vœux ¬de voir abréger les délais. Ils soutinrent que la production intellectuelle suisse, manifestée par les journaux et les livres, ne devait pas être traitée au clearing comme une marchandise, mais jouir d'un net avantage. Prié d'appuyer ce vœu, Stucki répondit qu'il ne le ferait que si les journaux et les livres suisses pouvaient être vendus en France sans avoir subi c: suppressions ou autres modifications. Il ne peut, disait-il, être question d'un appui de ma part tant qu'une production intellectuelle aussi importante que celle des journaux de la Suisse alémanique ne peut même pas atteindre les abonnés en France et qu'on oblige presque les principaux journaux romands à modifier leurs informations et commentaires sous surveillance française.
Dans l'ensemble, ce voyage donna l'occasion d'établir d'utiles contacts personnels et de porter une fois de plus les desiderata suisses devant les plus hautes autorités et de très importants organes d'exécution. Pour les journalistes romands, il a été assurément intéressant, car il leur a permis d'éprouver personnellement et directement les conditions existant en France et de faire la connaissance du chef de l'Etat et du chef du gouvernement .
Pilet apprit tôt après que la résistance opposée par la France à l'entrée des journaux alémaniques venait du « voisin ».
Durant les premiers mois de son gouvernement, Laval ne fit pas de concessions importantes aux Allemands, ce qui lui valut de raffermir sa position dans le pays et d'éviter la rupture avec les Etats-Unis. Berlin ne lui donna rien; au contraire, les Allemands firent tout leur possible pour rendre plus épineuse une situation qui n'était déjà pas facile. Dans les milieux allemands de Paris, on exprimait toujours plus librement le mécontentement qu'il suscitait et on parlait déjà de la nécessité de le remplacer. Cela ne manqua pas de l'influencer. Il essaya de sauver sa position par de petites concessions aux Allemands. Ce coup de barre était net et eut malheureusement quelques effets sur diverses questions pendantes entre la Suisse et la France : transit de journalistes suisses désirant se rendre en Angleterre, importations de journaux suisses, question des juifs. Relevant que les vœux de la puissance occupante étaient pour lui des ordres et qu'il n'y pouvait rien, Laval changea aussi de langage â l'égard de Stucki. Plus tôt, il avait cependant affirmé qu'on s'en tenait strictement aux conditions d'armistice et que les Allemands devaient offrir une contre-prestation pour ce qu'ils demandaient en plus .
Mentionnant les mesures sévères prises par la France à l'égard des juifs, Laval affirmait au ministre de Suisse qu'il y était contraint par les Allemands. Dans les milieux bien renseignés, on mettait en doute cette assertion; on pensait que Laval s'était laissé amener à éprouver une haine fanatique envers les juifs et prenait toutes les mesures de son propre chef. Bien que la presse ne publiât guère d'informations sur ces mesures, elles étaient connues de la population et causaient un vif émoi. A vrai dire, Laval déclarait au ministre de Suisse qu'il n'approuvait nullement la brutalité dont la police s'était souvent rendue coupable; mais il devait bien porter la responsabilité de tout. L'Eglise catholique protesta avec une extrême vigueur. L'Eglise protestante s'associa à cette manifestation. Le pasteur Boegner, que Stucki rencontra immédiatement après son entrevue avec Laval, ne dissimula pas l'indignation que lui causait le comportement du chef du gouvernement. Il y eut aussi les protestations de tous les milieux de gauche. Les Etats-Unis et le Vatican intervinrent par la voie diplomatique. Laval répondit au chargé d'affaire des Etats-Unis que ce pays ferait mieux d'accueillir les émigrés juifs, notamment leurs enfants, que de donner des leçons de morale à 1a France. tint des propos du même genre à Stucki. Les Etats-Unis se déclarèrent alors prêts à accueillir sis mille enfants juifs abandonnés. L'Allemagne fit cependant opposition, prétendant que ses ennemis se serviraient de l'affaire à des fins de propagande. Toutes les protestations, déclara Laval à Stucki, me laissent complètement indifférent; je poursuivrai tout droit mon chemin. Très ému, un des plus fidèles collaborateurs de Pétain dit à Stucki : « Même un chef de gouvernement n'a pas le droit de falsifier devant l'histoire et devant le monde le visage noble de la France . »
Les mesures prises par la France contre les juifs, mesures doublées d'une propagande antijuive très poussée dans les journaux, n'épargnèrent pas les Suisses de race juive. Le 12 juin 1941 déjà, une petite question du conseiller national Ernest-Paul Graber avait signalé les tracasseries d'ordre économique dont étaient menacés les juifs. Le Conseil fédéral répondit le 29 septembre 1941 qu'étant d'ordre public, la législation française sur les juifs s'appliquait aux juifs étrangers, et par conséquent aux juifs suisses. Les représentations suisses, était-il ajouté, s'efforceront de venir en aide aux israélites suisses dans les limites des lois et des règlements du pays de résidence. Mécontente de cette réponse, la Fédération suisse des communautés israélites adressa au Conseil fédéral, le 8 décembre, une requête accompagnée d'un avis de droit détaillé. Elle soutenait que le traité d'établissement de 1882 donnait à la Suisse le droit d'exiger l'égalité de traitement pour tous ses ressortissants vivant en France, donc aussi pour les juifs. Le Conseil fédéral maintint cependant sa thèse. Au début de l'année suivante, Stucki discuta à fond cette question difficile et délicate avec le commissaire général aux affaires juives en France. Stucki s'étant référé au traité d'établissement de 1887, le commissaire général lui répondit que le traité était dénoncé depuis longtemps et que, caduc sur bien des points, il n'avait plus que peu d'effets. La France, ajouta-t-il, est décidée à sacrifier le traité plutôt que sa législation sur les juifs; elle veut et doit libérer à tout prix son économie de l'influence juive et ne se laissera arrêter par rien pour arriver à ses fins. Stucki demanda alors comment la France traitait les juifs qui n'étaient pas de nationalité suisse. Le commissaire général ayant déclaré que la France traitait toutes les nationalités de la même manière, Stucki protesta, en rappelant les liens d'amitié particulièrement étroits existant entre la France et la Suisse; il obtint une concession : un « administrateur » suisse serait désigné dans des cas exceptionnels et importants .
Le 4 janvier 1943, la légation d'Allemagne à Berne fit savoir au département politique que les juifs étrangers résidant dans les régions occupées de l'ouest, y compris ceux qui étaient ressortissants d'Etats neutres , seraient soumis désormais à toutes les mesures particulières, telles que le port de l'étoile juive et la résidence forcée. Les autorités du Reich se déclaraient toutefois prêtes à permettre aux juifs ressortissants d'Etats neutres de s'en aller; un délai expirant à fin janvier leur serait imparti. Ils ne pourraient cependant rentrer au pays que si leur qualité de ressortissant d'un Etat neutre était prouvée . La communication allemande n'avait pas de quoi surprendre, car le consulat de Paris avait déjà signalé en novembre 1942 que le rapatriement des juifs suisses serait tôt ou tard inévitable. Il s'agissait de deux cents personnes habitant en France, une douzaine en Hollande et à peu près autant en Belgique. Avec zèle, les autorités suisses à Berne, Paris et Berlin s'occupèrent immédiatement de leurs compatriotes durement frappés. Elles obtinrent pour eux l'autorisation de déposer dans les consulats de Suisse le numéraire, les papiers-valeurs et autres objets appropriés. On chercha en outre à empêcher que, plus tard, les autorités françaises n'exigent des consulats qu'ils remettent les dépôts à la « Caisse de dépôts et de consignation », ainsi que le prévoyait la législation française . Chaque rapatrié pouvait emporter jusqu'à 50 kilos d'effets personnels, tels que bijoux et vêtements. De plus, le Département politique chargea le consulat à Paris d'intervenir auprès des autorités allemandes pour qu'elles permettent aussi le rapatriement des juifs suisses déjà conduits dans des camps de concentration. Ici aussi l'intervention du consulat fut efficace. Les détenus furent libérés le 23 janvier déjà. Au nombre de deux cents environ, les rapatriés répartis en deux groupes furent transportés par chemin de fer à Genève, via Bellegarde, les 31 janvier et 1er février. Faute de possibilités de transport, ils durent tout d'abord laisser leurs meubles sur place . Outre cinq paralytiques et quelques malades, le premier convoi comprenait unique¬ment des personnes démunies de ressources, principalement des vieillards et des enfants. Les personnes rapatriées de Hollande et de Belgique voyagèrent isolément . A leur arrivée à Genève, les rapatriés furent ravitaillés puis dirigés sur leurs divers cantons d'origine . Ces gens qui avaient échappé au pire des sorts étaient tout heureux de rentrer au pays, malgré les grands sacrifices qu'ils avaient dû faire. Ils débordaient de reconnaissance et parlaient des autorités suisses comme de leurs sauveurs.
Une année plus tard, tous les juifs demeurés dans la zone nord de la France étaient menacés de la déportation. Lorsque la légation de Suisse à Berlin éleva une protestation auprès des autorités allemandes compé¬tentes, celles-ci répondirent qu'un juif était déchu de son droit au départ dès lors qu'il avait négligé une possibilité de se faire rapatrier. La légation de Suisse maintint que les juifs de nationalité suisse devaient pouvoir rentrer en tout temps au pays. L'attitude des autorités allemandes était, certes, contraire à la conception suisse du droit, mais il fallait bien en tenir compte. Aussi les consuls de Suisse recommandèrent-ils aux juifs suisses de la zone sud de la France de saisir l'occasion de rapatriement qui leur était offerte; s'ils demeuraient sur place, ils se trouveraient très certainement un jour ou l'autre dans une situation fort difficile . Le consulat de Paris réussit finalement à faire sortir cinq juifs suisses d'un camp de concentration et à les rapatrier le 1er avril 1944 avec deux autres juifs. Dix autres juifs suisses de la zone nord demeurèrent détenus ou étaient déjà déportés. Tous les efforts des autorités suisses pour les mettre au bénéfice du traitement prévu pour les juifs suisses de la zone sud se heurtèrent à la résistance des Allemands . Au mois d'août, on réussit cependant à organiser le rapatriement collectif de juifs habitant le Midi de la France, de sorte que ces pauvres gens échappèrent aussi à l'enfer national-socialiste.
En automne 1942 déjà, on se demandait qui appuyait encore le gouvernement français. Les milieux religieux étaient indignés du traitement réservé aux juifs, la classe ouvrière l'était du recrutement obligatoire de main-d’œuvre pour l'Allemagne, et les paysans l'étaient des quantités par trop fortes de produits agricoles qu'il leur fallait livrer. Le gouvernement américain prenait, lui aussi, toutes ces mesures en fort mauvaise part. Stucki avait l'impression qu'on tendait dangereusement la corde, car la population demeurait en majeure partie hostile aux Allemands. La propagande des radios anglaise et américaine ne manquait naturellement pas d'attiser le feu. Sans améliorer les relations avec l'Allemagne, toutes les révérences que le chef du gouvernement faisait aux Allemands détériorèrent les rapports avec la Suisse et les Etats-Unis . Dans les milieux de l'ambassade d'Allemagne à Paris, on déclarait ironiquement qu'à présent l'Allemagne attendait seulement trois choses de la France : qu'elle livre des denrées alimentaires et des matières premières, fournisse de la main-d'œuvre sur son territoire et en Allemagne et donne la certitude que la haine de Laval pour l'Angleterre empêche tous les coups tordus .
Stucki ne se lassait pas de rappeler au chef du Département l'attitude antiallemande du peuple français. Il lui signala qu'un ami commun avait dit récemment au maréchal : « Toute la France souhaite la défaite de l'Allemagne et toute la France demande que le Gouvernement actuel disparaisse. » Pétain, disait Stucki, est particulièrement abattu et découragé ces derniers temps. Le maire de Lyon lui aurait dit : « Toute ma ville est derrière vous aussi longtemps que vous restez dans l'honneur. » Pétain aurait répondu : « Vous n'avez aucune idée comme c'est difficile de rester dans l'honneur.» A Avignon, des délégués de l'organisation paysanne et de la légion lui auraient déclaré : « Nous avons confiance en vous, Monsieur le Maréchal, mais seulement en vous. Nous sommes prêts à vous obéir, mais seulement à vous. Mais il y a des choses que nous ne comprenons pas et qu'il faudrait nous expliquer. » Le maréchal aurait répondu, les larmes aux yeux : « Je dois vous demander une obéissance aveugle, parce que si je vous expliquais tout, je serais pendu . »
Stucki s'inquiétait de l'agressivité que l'Allemagne manifestait à l'égard des journaux suisses, une agressivité qui apparaissait aussi dans la Pariser Zeitzang du 20 octobre 1942. Il alla voir le ministre allemand Krug von Nidda, qui montrait plus de compréhension pour la Suisse que la plupart de ses compatriotes. Il entendit alors le refrain que l'Allemagne servait jour après jour à la Confédération : La presse suisse passe sous silence ou, au moins, apprécie insuffisamment une chose capitale, à savoir que l'Alle¬magne, en sacrifiant dans une mesure terrible le sang de ses soldats, sauve du bolchevisme l'Europe et, par conséquent, la Suisse. Krug von Nidda voulut bien mentionner les bons effets de la mission médicale suisse sur le front de l'Est, mais il s'indigna du fait que les journaux suisses accordaient une place prépondérante aux nouvelles américaines et russes et les mettaient en relief par des procédés typographiques. Les journaux suisses, répondit Stucki, traitaient objectivement les nouvelles des deux camps de belligérants, et on ne pouvait imputer à la Suisse le fait que les nouvelles russes et américaines étaient beaucoup plus nombreuses que celles d'Allemagne et d'Italie; le ministre allemand répliqua qu'un rédacteur vraiment neutre veillerait de lui-même à maintenir l'équilibre .
Lorsque des troupes américaines et britanniques débarquèrent dans le nord de l'Afrique le 8 novembre, que la France de Vichy rompit en conséquence les relations diplomatiques avec les Etats-Unis, que les troupes allemandes, en dépit de la protestation de Pétain, envahirent la France non occupée et que Pétain donna aux troupes françaises l'ordre de résister à l'invasion alliée, les esprits des officiers et des fonctionnaires étaient si agités, les conflits de conscience si graves que de hauts fonctionnaires français vinrent trouver Stucki pour lui demander conseil, tandis que des officiers français se rendaient, dans le même dessein, auprès de l'atta¬ché militaire de Suisse. A titre strictement personnel, les représentants de la Suisse exprimèrent l'avis qu'il fallait, quoi qu'il arrive, respecter la parole donnée par le chef de l'Etat aussi longtemps que celui-ci tiendrait ferme le drapeau français. Dans de nombreuses conversations avec l'élite même des Français à Vichy, Stucki constatait sans cesse que le maréchal avait perdu beaucoup de son prestige pour n'avoir pas donné l'ordre de cesser le feu en Afrique du Nord au moment où les Allemands, violant la convention d'armistice, franchissaient la ligne de démarcation. Plus personne ne croyait encore à la victoire de l'Allemagne, pas même les diplomates et journalistes des pays proches de l'Axe qui étaient représentés à Vichy. Pour Stucki, il était à peu près certain que, si une personnalité jouissant d'une grande considération à Vichy lançait le mot d'ordre de résister aux Allemands, l'élite française presque entière et une grande partie du peuple le suivraient. Après la victoire américaine en Afrique du Nord, la haine qu'inspirait l'Allemagne se manifesta avec une netteté presque terrifiante.
Immédiatement après l'occupation du port de guerre de Toulon et le sabordage des vaisseaux de guerre français, les communications téléphoniques et télégraphiques avec la Suisse furent interrompues. Stucki fit son possible pour faire rapporter cette mesure inacceptable, contraire au droit international. Quatre protestations auprès du Ministère des affaires étrangères étant restées sans résultat, Stucki demanda, le 30 novembre 1942, une audience auprès du chef du gouvernement et lui exposa de façon détaillée les raisons militant - notamment sous l'angle du maintien du dernier reste de la souveraineté française - pour le rétablissement immédiat des communications. Laval lui donna entièrement raison. Stucki était encore présent qu'il enjoignait d'adresser immédiatement une réclamation aux Allemands. Stucki ne pouvait se libérer de l'impression que cette mesure, ordonnée par l'armée allemande et maintenue en dépit de toutes les protestations, avait été prise parce que les milieux allemands à Paris et la presse parisienne affirmaient journellement que la Suisse était un centre d'espionnage de la pire espèce . Après une semaine de démarches ininterrompues, les communications télégraphiques furent rétablies entre la légation de Suisse et le palais fédéral à Berne.
Le trafic à travers la frontière franco-suisse fut, en revanche, entièrement bloqué. Le 16 décembre, l'Allemagne adressa au gouvernement français une note rédigée en termes extrêmement durs pour l'informer qu'elle interdisait en principe tout trafic à travers la frontière franco¬suisse et la frontière franco-espagnole, de même que tout transit à travers la France non occupée. Des exceptions n'étaient possibles que dans quelques rares cas et ne pouvaient être accordées que par des organes allemands. Stucki essaya d'obtenir au moins l'explication de ces mesures inadmissibles. On lui répondit en haussant les épaules : exigences militaires . Dans le fond, Stucki ne s'étonnait pas qu'on traitât ainsi un régime qui n'avait plus le peuple derrière lui depuis que le chef de l'Etat n'avait élevé aucune protestation contre le désarmement de l'armée fran¬çaise et l'occupation de Toulon, alors que Laval soutenait toujours plus l'idée d'une collaboration sur toute la ligne. Le verrouillage entre la France et la Suisse était ainsi complet. La France n'entretenait plus de missions diplomatiques normales qu'à Madrid, Bucarest et Berne. Au début de mai, quand Stucki pria le chef du gouvernement d'insister avec les représentants de la Suisse auprès des autorités allemandes et italiennes pour que la fermeture de la frontière fût rendue un peu moins hermétique, il rencontra peu de compréhension et de bonne volonté. Laval lui répondit avec vivacité que le blocage était tout à fait justifié et absolument nécessaire, parce que les ennemis de l'Allemagne avaient tissé en Suisse un important réseau d'espionnage qui avait des conséquences fatales pour 1'Axe, voire pour toute l'Europe. Stucki rétorqua que Londres et Washington étaient renseignés par les nombreux émetteurs clandestins utilisés encore en France, de même que par les agents passant clandestinement la frontière suisse, bien plus vite et bien mieux qu'ils ne pouvaient l'être par les nombreux Suisses, en général parfaitement inoffensifs, auxquels on refusait le passage de la frontière. Bien qu'il ne fût pas en mesure d'infirmer cette remarque, Laval ne se montra pas disposé à prêter son aide.
Au demeurant, le chef du gouvernement se déclara bien certain que l'Allemagne, parce qu'elle ne pouvait plus escompter une victoire complète, serait disposée, dans son propre intérêt, à laisser vivre dans une indépendance relative les petits Etats européens et aussi la France. Il se déclara partisan convaincu d'une fédération européenne où, sans doute, l'Allemagne aurait jusqu'à un certain point la haute main, mais où les Etats membres conserveraient une large autonomie. Une fois de plus, il développa sa thèse avec fougue : l'Europe est menacée du bolchevisme; si l'Allemagne devait être vaincue, ni l'Amérique ni l'Angleterre ne pourraient empêcher les Russes de dominer tout le continent européen; l'Allemagne sacrifie pour ce sauvetage de l'Europe le sang de sa jeunesse. Aussi faut-il considérer comme tout à fait juste que la France vienne en aide, au moins par son travail, aux armes allemandes, dans l'intérêt commun des pays européens. La menace russe est extraordinairement grave .
Stucki apprit de la bouche d'un Allemand haut placé que l'Allemagne n'envisageait une agression contre la Suisse que dans deux cas : si les Alliés devaient débarquer dans le Midi de la France, une armée allemande devrait marcher à travers le jura suisse; si les Italiens devaient renoncer à se battre, l'Allemagne serait obligée d'occuper la Suisse pour s'assurer les cols alpestres. Après les expériences faites au Maroc et en Algérie, l'Allemagne ne laisserait plus jamais à d'autres troupes le soin de défendre des positions stratégiques, mais prendrait ses propres intérêts en main -"
L'attitude des milieux officiels allemands à l'égard de la Suisse se manifesta d'une manière explosive dans les propos tenus par le ministre d'Allemagne à Vichy. Alors que Stucki se trouvait dans sa résidence et qu'on entendit subitement le vrombissement d'avions anglais, Krug von Nidda laissa tomber cette remarque ironique : « Alors, ce sont de nouveau vos amis. » Stucki répondit très calmement que la Suisse n'avait ni amis ni ennemis et que ses ennemis seraient ceux qui tenteraient de toucher à sa neutralité. Cette observation, toute pertinente, provoqua un véritable emportement. Sur un ton toujours plus passionné, Krug von Nidda déversa sur la Suisse les reproches les plus violents. Il est honteux, disait-il, que la Confédération n'ait ni amis ni ennemis dans cette guerre à outrance. La Confédération a sa place à côté de l'Allemagne dans le front contre le bolchevisme et contre l'immixtion des juifs anglo-amé¬ricains dans les affaires de l'Europe. Au lieu de le reconnaître et d'agir en conséquence, elle condamne à mort et fait fusiller des Suisses allemands désireux de venir en aide au monde germanique en danger. Mais l'assassin de cet homme noble que fut Gustloff demeure impuni. Il y a là une véritable trahison de la cause allemande, et l'on ne saurait comprendre comment la Suisse peut encore soutenir qu'elle est neutre . Par ces propos, le ministre d'Allemagne s'était démasqué involontairement.
On sentait aussi à Vichy que la chute de Mussolini, l'effondrement de l'Italie et l'abandon de la lutte par l'armée italienne représentaient un terrible affaiblissement pour l'Allemagne et un avantage correspondant pour les Alliés. Cela donna à Laval le courage de refuser l'envoi de 500’000 ouvriers français en Allemagne. Toutes les mesures prises par son gouvernement contre les « réfractaires du travail » demeuraient lettre morte, car personne - du maire au gendarme - ne montrait 'e moindre zèle pour rechercher ces jeunes gens et les livrer aux Allemands.
Depuis la débâcle italienne, l'attitude antiallemande du peuple français devint encore plus nette. Les organisations clandestines se multipliaient. Il y avait pour ainsi dire dans toutes les communes des « comités de résistance » qui recevaient presque chaque nuit des armes larguées par des aviateurs anglais et auxquels les instructions du général de Gaulle parvenaient par radio. Ces comités comprenaient des citoyens venant des horizons politiques les plus divers. Les communistes étaient particulièrement nombreux. C'est dans leurs rangs que se trouvaient le plus souvent les « tueurs » et les saboteurs . A côté de ces comités de résistance, qui, semble-t-il, comptaient dans toute la France 100’000 personnes sûres, il y avait de nombreuses organisations purement communistes.
En raison de la tension intérieure qui montait fortement dans tout le pays et qui se manifestait quotidiennement par des attentats, des actes de sabotage et des infractions de toute espèce, le chef de l'Etat voulut régler sa succession par un « acte constitutionnel ». Derrière le dos de Laval, il décida de faire une concession à l'idée démocratique et prescrivit que, s'il devait décéder, les pouvoirs qu'il avait reçus de l'Assemblée nationale seraient rendus à cette assemblée. Lorsqu'il voulut annoncer cet acte constitutionnel à la radio, le 13 mai 1943, il en fut empêché par la puissance occupante. Pétain reçut alors le ministre de Suisse à titre amical et lui dit plusieurs fois : « Je n'accepte pas que l'on m'empêche de faire mon testament politique. » Je suis, disait-il, profondément inquiet de l'évolution de la politique intérieure et de l'avenir du pays. A mon âge avancé, je dois compter en tout temps avec mon décès. C'est pourquoi je désire pourvoir à ce qu'il y ait en France, dans ce cas, un pouvoir légal qui fasse front contre l'anarchie. Je ne vois qu'une solution, à savoir que la dernière autorité élue par le peuple, l'Assemblée nationale, prenne le pouvoir, encore que je sache fort bien que cette autorité a commis de lourdes fautes et qu'en agissant ainsi je me mets en contradiction avec mes précédentes déclarations. Je ne crois cependant pas qu'il y ait un autre moyen de lutter contre la bolchevisation croissante de la France et de faire contrepoids au comité de libération à Alger, qui devient toujours plus communiste. « Dans d'autres cas, ajouta-t-il, les Français deviendraient de très mauvais voisins pour la Suisse . »
Recevant le ministre de Suisse en audience particulière, le chef du gouvernement lui déclara qu'il tenait le procédé du maréchal pour illégal, notamment parce que l'Assemblée nationale avait décidé en I940 qu'elle donnait « tout pouvoir au Gouvernement sous la signature du Maréchal Pétain ». Les délibérations des commissions montraient clairement que l'approbation du gouvernement et du maréchal était nécessaire pour tout acte constitutionnel et que le maréchal n'était pas habilité à agir seul. Laval considérait que le procédé de Pétain était aussi une impossibilité politique, car il n'était pratiquement pas possible d'organiser une votation populaire, à cause de l'occupation, des prisonniers de guerre et des déportés. La puissance occupante ne permettrait jamais à l'ancienne Assemblée nationale de se réunir, car elle voyait dans les membres de celle-ci les ennemis jurés de la collaboration. Le maréchal s'était laissé entraîner par ses conseillers à commettre une bévue politique, qui n'aurait jamais été commise si lui, Laval, avait été consulté, et cette bévue, il fallait la réparer tant bien que mal .
Les deux documents, l'« acte constitutionnel relatif à la succession du chef de l'Etat » et l'appel du maréchal aux Français, daté du 13 novembre 1943, que Pétain n'avait pas été autorisé à rendre publics, furent publiés dans le journal de Genève et reproduits ensuite dans de nombreux autres journaux suisses. Cela suscita une vive émotion à Vichy. Dans l'entou¬rage du maréchal, on riait sous cape; dans celui de Laval et en particulier chez les Allemands, on était indigné. Ayant appris de différents côtés qu'on établissait un lien entre cette indiscrétion et sa dernière visite au maréchal - il est clair, disait-on, que la « valise suisse » a rendu de bons services -, Stucki déclara catégoriquement au chef du gouvernement que ces suppositions étaient dénuées de fondement, que les documents n'avaient pu parvenir à Genève par le canal de la légation de Suisse. Dans les milieux proches du chef de l'Etat, on exprima souvent à Stucki une vive reconnaissance pour le comportement de la presse suisse. Dans l'entourage du chef du gouvernement, on se résigna. .
Sans cesse, les Allemands défendaient devant Stucki l'idée de la nouvelle Europe. Un homme devait maintenant soutenir l'idée avec une _intransigeance particulière : c'était le mandataire spécial d'Hitler auprès de Pétain, le ministre von Renthe-Fink : Il faut empêcher que l'Europe redevienne une mosaïque d'Etats. Ces petits peuples, dont chacun entend avoir sa propre politique étrangère, sa propre monnaie et sa propre politique financière et régler lui-même ses affaires militaires, appartiennent définitivement au passé, car on sait par expérience que cela ne conduit qu'à un morcellement de la communauté européenne. Ce continent doit être organisé et conduit, comme d'autres grands continents. Pour le conduire, il n'y a qu'un peuple qui soit qualifié. C'est le plus fort et le plus capable : le peuple allemand. Douter de la victoire allemande est chose vraiment ridicule. Les Allemands tellement plus capables, dévoués, courageux et patients que les autres peuples viennent a bout de tous leurs ennemis. Les Danois, Hollandais, Norvégiens et Suédois n'ont que peu de compréhension pour la nécessité d'une nouvelle Europe, bien que les Allemands soient disposés à considérer ces gens de race nordique » à peu près comme des égaux et à les traiter en conséquence. Il en va de même de la Suisse. Mais ses journaux se comportent d'une manière si répréhensible que les relations en demeureront troublées pur longtemps. Les autres peuples, comme les Français, les Italiens et les gens des Balkans, sont de qualité inférieure et devront être contraints à se soumettre à l'hégémonie allemande .
Le discours que Pétain fit à Paris au début de mai 1944 et dans lequel, sous la pression de Laval et des Allemands, il introduisit une phrase sur l'hégémonie allemande eut un effet désastreux dans les milieux de patriotes. Dans un entretien avec le ministre de Suisse, Pétain demanda à brûle-pourpoint s'il était aussi de ceux qui le condamnaient à cause de ce discours. Stucki répondit que, comme étranger, il n'avait pas le droit d'exprimer une opinion à ce sujet. Le maréchal lui dit alors : « Ne jouez pas le diplomate, ne répondez pas comme ministre de Suisse, mais dites-¬moi comme ami ce que vous pensez »; Stucki reconnut alors prudemment qu'il avait aussi été quelque peu surpris par le discours et qu'il n'avait pas bien saisi certains tours de phrase. Le vieux maréchal se montra fort ému et déclara que Stucki n'avait aucune idée des pressions qui s'étaient exercées sur lui, chef de l'Etat à qui on enlevait tous ses vieux conseillers, qui ne possédait pas d'expérience politique et qui avait succombé à une contrainte odieuse. Il s'exprima en termes pleins de haine au sujet de Laval et en particulier de Renthe-Fink. Je sais bien, disait-il, qu'on me reproche de n'avoir pas simplement démissionné dans certaines circonstances. Combien de fois me suis-je posé la question, notamment lors de l'arrestation de Weygand, du franchissement de la ligne de démarcation par les Allemands, en novembre 1942, et du désarmement des troupes françaises. Mais je suis toujours arrivé à la conclusion que si je partais les conséquences pour la France seraient pires que si je restais. Sur un point je ne céderai jamais : je ne quitterai Vichy que si l'on m'emmènera de force. Il demanda alors anxieusement au ministre de Suisse s'il comptait rester avec lui. Stucki lui donna l'assurance que telle était son intention, et celle du Conseil fédéral, aussi longtemps qu'il pourrait, comme ¬maintenant, aller le voir et lui parler librement. Le chef de l'Etat le remercia avec émotion de cette fidélité .

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