L'année dernière le PCF (ou ce qu'il en reste), fondé le 29 novembre 1920 à Tours lors d'un congrès resté fameux, a fêté ses 90 ans. A cette occasion, Stéphane Courtois, spécialiste de l'historiographie du parti français a rassemblé sous le titre Le bolchévisme à la française des articles importants publiés dans différentes revues. Il ne s'agit pas d'une simple compilation mais du fruit d'un travail pointu de relecture d'articles dont certains firent scandale. Pourquoi ? Parce que le chercheur y annonçait, documents à l'appui, le temps de l'Histoire contre celui des mémoires.
Je ne souhaite pas revenir ici sur les polémique parfois très virulentes provoquées par les travaux de Stéphane Courtois et de ses collègues rassemblés autour de la revue Communisme, l'historien s'en charge dans son recueil en rappelant au début de chaque chapitre leurs motifs et leurs conséquences. Ce qui ne cesse de m'intriguer, c'est la dimension "mystico-affective" de l'ordre communiste et moscoutaire dans l'esprit de milliers de cadres en France durant des décennies. La question à l'origine de mon billet peut être résumée ainsi: comment expliquer l'adhésion sans réserve d'esprits intelligents et d'artistes brillants à une des idéologies les plus liberticides et les plus meurtrières de l'histoire ? Le chercheur la pose une nouvelle fois dans le premier chapitre intitulé Archives du communisme: mort d'une mémoire, naissance d'une mémoire. Pour cela, il cite son collègue russe Arkadi Vaksberg, auteur d'un ouvrage traduit sous le titre Hotel Lux, les partis frères au service de l'Internationale communiste édité chez Fayard en 1993:
Dans un ouvrage récent, largement étayé sur les archives du Komintern, Arkadi Vaksberg se pose la terrible question:
"Quelle force contraignait donc ces gens [les militants communistes], qui n'étaient ni juridiquement ni moralement soumis à Moscou, à travailler de façon si servile pour un régime étranger et à se transformer en laquais du dictateur du Kremlin ? Pourquoi livraient-ils avec résignation leurs camarades à cette infernale machine exterminatrice ? Pourquoi, au premier appel, se précipitaient-ils vers la mort certaine qui les attendait à Moscou ? Quelle hallucination diabolique les poussait à accepter de devenir les sujets de l'empire communiste et à apporter sur un plat d'argent leur propre tête au bourreau ? A espionner (oui, à espionner !) contre leur propre pays et à être châtiés par leurs employeurs mêmes ?"
Question tragique à laquelle les archives apportent un début de réponse. Le communisme soviétique a certes été un phénomène d'organisation systématique et de despotisme terroriste. Mais, dans sa dimension internationale, il a été d'abord un phénomène de croyance et de foi, d'engagement total d'hommes et de femmes qui vivaient un mouvement messianique appelé à assurer le salut de l'humanité. Le système n'aurait jamais connu puissance et efficacité s'il n'avait reposé sur des militants fanatiques, persuadés de détenir la vérité, désireux de l'imposer au monde entier et prêts non seulement au sacrifice suprême, mais à un sacrifice peut-être supérieur encore, celui de la dignité et de la conscience individuelle.
Pour éclairer le constat de la dimension messianique du communisme soviétique, Stéphane Courtois s'appuie sur les fameuses autobiographies rédigées par tous les cadres:
Ces documents montrent comment le noyau dur des partis communistes - l'appareil - s'est constitué non seulement en contre-société, mais en contre-Eglise, chaque membre de l'appareil rompant avec tout ce qui est impur, ce qui n'appartient pas au Parti et à l'URSS, fusionnant avec sa nouvelle communauté, portant partout la bonne parole de son orthodoxie rebaptisée marxisme-léninisme - cette vulgate stalinienne qui a été dès l'origine conçue comme un dogme. D'où cette interrogation sur la dimension fondamentalement religieuse du phénomène communiste, dernier avatar au XXe siècle du grand mouvement d'orthodoxie qui a traversé les deux derniers millénaires; mais dans une version religieuse archaïque, sur le modèle des formes primitives de la religion décrite par Durkheim, d'une religion totémique, dénuée de dieu (donc athée) et expression fondamentale de l'identité du clan.
(p. 32-33)
Stéphane Courtois, Le bolchévisme à la française, Fayard, 2010.
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