La guerre des nerfs - La Suisse et la guerre 1933 - 1945 - forum "Livres de guerre"
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Edition du 17 octobre 2008 à 19h45

La Suisse et la guerre 1933 - 1945 / Werner Rings

 

La guerre des nerfs de Christian Favre le mercredi 09 juillet 2008 à 10h06

Page 249

LA GUERRE DES NERFS

Parler de la guerre des nerfs, c'était penser à la stratégie d'Hitler pour amener la démoralisation, à sa théorie de la façon de triompher de l'adversaire en usant de l'arme psychologique. Il avait proclamé que la stratégie des nationaux-socialistes consistait à anéantir l'ennemi «par le dedans», à le laisser se vaincre par lui-même.
I1 avait d'ailleurs comparé la guerre des nerfs à un feu d'artillerie destiné à préparer une attaque frontale par l'infanterie. I1 avait affirmé que le peuple adverse devait être démoralisé et prêt à capituler avant qu'on pût songer à une action militaire.
Au cours des premières années de l'exercice du pouvoir, il avait décrit de la manière suivante la guerre totale qu'il devait déchaîner dans la suite: lorsque l'ennemi est abattu intérieurement, le moment est venu. Un seul coup doit suffire à l'anéantir. Des attaques aériennes extraordinairement massives, des coups de main, la terreur, le sabotage, des attentats à l'intérieur, l'assassinat d'hommes tenant les leviers de commande, des attaques en force de la défense ennemie, exécutées brusque¬ment, à la même seconde, sans qu'il soit tenu compte des réserves et des pertes: telle sera la guerre de demain. Un coup gigantesque, broyant toutes choses.
On pensait que la Suisse, qui n'était en tout cas pas en état de se mesurer militairement avec le Troisième Reich, pourrait être réduite à merci par le simple effet de la démoralisation. Les Allemands croyaient généralement qu'une guerre des nerfs habilement menée suffirait à rendre la Confédération mûre pour un «Anschluss» sans combat. Une attaque frontale avec des moyens militaires paraissait superflue, un gaspillage de forces.
Une pensée qui jouait un rôle capital dans la stratégie d'Hitler valait aussi pour la Suisse: «Nous avons partout des amis en plein pays ennemi; nous saurons nous en servir.»


Un feu roulant

A Berlin, on pouvait se fonder sur le fait que les méthodes de la conquête sans coup férir avaient déjà été éprouvées dans les années d'avant-guerre, dans le cas de l'Autriche d'abord, dans celui de la Tchécoslovaquie ensuite. Rien ne faisait prévoir qu'il ne pourrait pas en être de même en Suisse.
Les choses, comme on sait, tournèrent autrement. La muraille subit, certes, quelques brèches. Berlin fut en mesure de jeter parfois le trouble dans les esprits, d'aggraver par moments la démoralisation. Mais, somme toute, les COUPS furent parés, précisément dans le domaine où la guerre des nerfs aurait pu se révéler efficace: la presse suisse.
On peut maintenant affirmer, en simplifiant, que la guerre des nerfs menée contre la Suisse a été avant tout une «guerre des journaux», une guerre qui avait ses propres théâtres d'opérations, qui était pratiquée avec des armes d'un genre particulier. Elle exigea un déploiement de forces, un effort de planification et d'organisation comparables à ce qu'exige un affrontement armé. Les Allemands avaient l'avantage de conduire leurs opérations à plusieurs niveaux, à leur choix.
Berlin pouvait, par exemple, se servir de la voie diplomatique, en usant de notes et de démarches, pour presser le Conseil fédéral, pour l'inciter ou le forcer à tenir la presse suisse en bride.
Il pouvait fermer le marché allemand à cette presse, l'interdire et même exploiter contre elle ce qu'elle écrivait. II pouvait s'en prendre aux correspondants des journaux suisses en Allemagne, chercher à les influencer, les mettre sous pression, eux aussi, ou les expulser.
Les Allemands avaient la possibilité d'employer leurs journaux dans la lutte, d'attaquer la Suisse, de jeter le doute sur sa neutralité, de chercher à miner son moral.
Ils pouvaient mettre en jeu des intérêts économiques suisses.
Enfin, toute considération désagréable émise par un journal suisse pouvait être le prétexte d'un chantage politique, économique ou militaire.
Ce qui pouvait être fait le fut.
Au cours des seules années de guerre, l'Allemagne envoya 23 notes diplomatiques et fit faire 146 démarches - également diplomatiques - pour pro¬tester contre l'agressivité de la presse suisse à l'égard du Reich.
Berlin protesta donc pas moins de 169 fois par la voie diplomatique et intervint, durant les six années de guerre, à des intervalles moyens de 12 jours.
Les innombrables interventions officieuses ne sont pas comprises dans cette statistique. Si l'on en tient compte, on peut dire sans exagération que Berne a subi, des années durant, un feu ininterrompu de démarches diplomatiques.
En Allemagne, les autorités pourvoyaient sans ménagements à ce que la voix de la Suisse ne pût se faire entendre. L'écoute d'émetteurs étrangers était d'ailleurs passible de peines de réclusion sévères. Depuis le début de la guerre, tous les journaux suisses étaient également interdits, ce qui signifie que leur importation, leur distribution, leur lecture, leur possession et leur transmission étaient prohibées.
Les mesures contre la presse suisse pouvaient prendre parfois des formes grotesques. Voici un exemple: Lorsqu'on remarqua à Berlin qu'un fleuriste employait des exemplaires de la Neue Zürcher Zeïtung pour emballer sa marchandise, la police saisit dix exemplaires, mais, surtout, la Gestapo se vit amenée, en pleine guerre, à rechercher si quelques personnes avaient peut-être lu le journal illégalement. Un personnage de l'importance d'Ernst Kaltenbrunner, le grand chef de la police de sûreté allemande, crut devoir prendre l'affaire en main. L'enquête démontra que le fleuriste avait reçu les journaux d'une aide de maison d'un sous-secrétaire d'Etat du ministère des affaires étrangères.
Le chef de la police de sûreté ne laissa pas l'affaire se terminer par cette constatation et écrivit une lettre officielle à un autre haut personnage de la hiérarchie du Troisième Reich, le chef de l'état-major particulier du Reichsführer-SS, le SS-Gruppenführer Wo1ff, qui était général des Waffen-SS. Il l'invitait à veiller à ce que qu'un traitement plus soigneux de pareils imprimés fût recommandé au sous-secrétaire d'Etat du ministère des affaires étrangères. Il n'était permis de se procurer la Neue Zürcher Zeitung que dans des cas tout à fait exceptionnels. L'obligation du secret devait naturellement être observé.
Le correspondant de la Neue Zürcher Zeitung à Berlin représentait d'ailleurs un de ces cas tout à fait exceptionnels. Grâce à une autorisation spéciale, i1 pouvait recevoir dans une enveloppe fermée son journal destiné à une lecture personnelle.


La «guerre des gaz» sur le plan de la presse

Les correspondants de journaux suisses à Berlin étaient tenus, selon l'expression de Reto Caratsch, comme dans une cage dorée. Ils étaient en général traités d'une façon courtoise et prévenante, on leur faisait même la cour d'une certaine manière, mais on les gardait à l'oeil. Le régime de la cage dorée comprenait une liberté apparente rigoureusement réglée.
Ils pouvaient donner leurs informations sans être soumis à la censure. Ils pouvaient écrire ce qu'ils jugeaient bon et comme ils le jugeaient bon tant qu'ils ne mettaient pas l'autorité dans l'obligation de leur faire la leçon, de les réprimander, de les mettre en garde, de les menacer, de les expulser.
Ils étaient surveillés, espionnés, pris en filature, de façon continue. Leurs conversations téléphoniques étaient écoutées et enregistrées. Leurs lettres étaient contrôlées discrètement.
Parce qu'on craignait l'emploi de l'encre sympathique, leurs articles, avant d'être expédiés, étaient transcrits sur un autre papier au «bureau de poste» du ministère de la propagande.
Enfin, les informations et articles qui paraissaient en Suisse étaient régulièrement confrontés soigneusement avec les notes du service d'écoute ou le texte original, car le «registre des fautes» tenu à Berlin était double. L'une des parties concernait le correspondant, l'autre la rédaction de son journal. Tandis que les Allemands parvenaient de cette façon à neutraliser l'information suisse sur le Troisième Reich ou du moins à lui imposer une sourdine efficace, la presse allemande partait en guerre sans retenue contre la Suisse chaque fois qu'elle en recevait l'ordre. Elle ne se gênait alors pas de qualifier les Suisses de parasites de l'Europe, de nains ridicules ou de clabaudeurs. Ce que les journaux allemands reprenaient de la presse suisse figurait comme venant de l'officine des empoisonneurs de Zurich, comme le produit d'un «Kantönligeist» sclérosé ou les fausses notes d'un cor des Alpes. Et lorsque la presse suisse ripostait, on flétrissait son comportement en usant du terme «guerre des gaz».
Mais il suffisait, par exemple, que Reto Caratsch téléphonât à Zurich une information pertinente, formulée en termes objectifs, sur une sérieuse détérioration de l'amitié germano-soviétique pour irriter Berlin et se faire expulser promptement en raison d'une tentative d'envenimer les relations entre l'Allemagne et la Russie par la diffusion d'informations mensongères. Le communiqué officiel contenait cette remarque inquiétante: l'expulsion a été décidée dans l'intérêt de la Suisse elle-même, dont l'existence est mise en danger par l'usage systématique du mensonge. Cette menace massive figura aussi dans la manchette d'un journal de l'Allemagne du Sud: «Une mise en garde pour la Suisse - le gouvernement du Reich expulse un journaliste agressif.» Un autre journal s'adressa en même temps aux Suisses dans des termes qu'on peut traduire à peu prés comme suit: «Même si, avec vos cerveaux fêlés, vôtre impudence et vos encéphales huileux de sacristains de synagogues, vous ne pouvez comprendre notre langage, nous vous disons ouvertement: vous avez cassé trop de carreaux. Votre compte débiteur est immense. I1 ne sert à rien de vous cacher maintenant et de jouer les innocents. Dans la nouvelle Europe qui naîtra des ruines laissées par cette guerre et des sacrifices de nos soldats héroïques, il ne pourra pas y avoir de dépotoirs pour les émigrés et les valets des juifs.»
Notons que ce commentaire parut le 4 juillet 1940, peu après la débâcle française.
A la même époque, la légation d'Allemagne à Berne attaquait de front les journaux les plus cotés de la presse bourgeoise.

Des menaces

Cette opération, qui paraît être celle où les Allemands manifestèrent le plus d'arrogance au cours d'une longue guerre des nerfs, avait déjà commencé le 10 mai, le premier jour de l'offensive allemande sur le front occidental.
Tandis que la Wehrmacht envahissait les Pays-Bas et la Belgique, le successeur de Gustloff, le conseiller de légation von Bibra, demandait au téléphone le suppléant du chef de la division des affaires étrangères du Département politique, le conseiller de légation Feldscher.
Le diplomate allemand exprima le désir de parler à son collègue suisse, «d'une manière toute personnelle et amicale» de la proclamation du gouvernement du Reich. Cette proclamation avait, au commencement de la matinée, avisé le monde que la Wehrmacht avait entrepris «d'assurer la neutralité des Pays-Bas et de la Belgique»., Le Département politique, déclara von Bibra, a certainement remarqué que le gouvernement du Reich a mentionné expressément, en l'occurrence, l'attitude partiale de la presse de ces deux pays. Cela voulait dire «qu'il serait peut-être encore temps d'exercer une influence sur la presse suisse pour prévenir un comportement qui pourrait avoir des suites irréparables». La citation est tirée d'un procès-verbal du Département politique.
Les tentatives d'intimidations de cette sorte n'étaient pas nouvelles, pas plus que les bordées d'injures lâchées sur commande par la presse allemande. Mais un fonctionnaire de la légation d'Allemagne essaya, peu après une nouvelle méthode.
L'occasion en était donnée par un article publié dans les Neue Zürcher Nachrichten sous le titre «Méthodes de combat». Un collaborateur militaire du journal y commentait l'intervention des parachutistes allemands aux Pays-Bas et condamnait sévèrement les méthodes de la «guerre totale» appliquées par la Wehrmacht, avec ses suites effroyables pour la population civile.
Le jour même de la parution de cet article, l'attaché de presse de la légation d'Allemagne, Georg Trump, se mit en relation par téléphone avec le rédacteur en chef du journal¬ et lui déclara que l'article offensait gravement la Wehrmacht et le corps des officiers. Il somma le rédacteur en chef de publier dans le prochain numéro une «déclaration satisfaisante», ajoutant: «... sinon vous devez vous attendre, Monsieur, à des suites désagréables.» Ce n'est que le lendemain que Trump déposait au Département politique une protestation formelle contre le même article. C'était nouveau.
L'attaché de presse avait eu déjà précédemment l'occasion de prendre con¬tact avec des rédacteurs et de s'entretenir avec eux de questions concernant la presse suisse. Mais il s'était toujours conformé aux usages diplomatiques. Cette fois-ci, il n'avait pas passé par le canal des autorités fédérales. Il avait adressé une semonce à un rédacteur en chef, lui avait posé des exigences, l'avait menacé. Il s'était comporté comme s'il était le commissaire de la presse d'une puissance occupante en Suisse.

Les menées de Trump

I1 importait peu de savoir si les reproches exprimés par l'attaché de presse allemand étaient fondés ou non. D'ailleurs, le contrôle suisse de la presse, pour des raisons relevant de la politique de neutralité, avait prononcé une suspension de dix jours contre les Neue Zürcher Nachrichten en raison de l'article en question, et cela avant que l'attaché de presse eût téléphoné au rédacteur en chef. Ce qui comptait était de savoir si l'on voulait ou non tolérer qu'un diplomate allemand donnât des ordres à un journal suisse.
La même autorité qui avait prononcé la suspension du journal s'opposa formellement à ce qu'il pût en être ainsi. Elle demanda au Département politique de protester énergiquement auprès de la légation d'Allemagne à Berne.
L'incident aurait probablement été vite oublié s'il ne s'était agi que de l'incartade isolée d'un diplomate trop zélé. Mais il en allait autrement. On s'aperçut que ç'avait été le commencement de toute une série d'ingérences graves de même nature. Berlin s'était mis en tête d'éliminer définitivement les rédacteurs en chef des principaux journaux bourgeois à considérer comme un des bastions de la résistance.
Ce n'est que plus tard qu'on put saisir exactement comment s'était déroulé ce qui est entré sous le nom «d'Aktion Trump» dans l'histoire de la guerre des nerfs et qui avait commencé par une première visite exploratoire au rédac¬teur en chef de la Neue Zürcher Zeitung, Willy Bretscher, quelques jours après la capitulation des Pays-Bas.
Trump avait très poliment invité Bretscher à procéder à un échange de vues. Lorsqu'on en vint à parler de la situation militaire, Trump déclara: «Nous avons gagné la guerre, nous vaincrons la France; ce sera chose faite dans quelques semaines. La guerre sera alors finie.» Il enchaîna immédiatement en recommandant à Bretscher de prendre un peu garde à l'état d'esprit en Suisse, jugé très mauvais; «si quelque chose devait arriver à un Allemand, les suites seraient extrêmement graves». Bretscher rétorqua que son journal s'appliquait à relater très posément et objectivement les événements de la guerre, que cela plaise ou non à tel ou tel.
Une seconde visite exploratoire suivit de peu l'expulsion du correspondant du journal à Berlin, Reto Caratsch. Cette fois-là, Trump, toujours très courtois, présenta à Bretscher les désiderata de sa légation. A Berlin, exposa¬t-il, on attache le plus grand prix à ce que la Neue Zürcher Zeitung désigne un «homme de tout premier ordre» pour remplacer Caratsch: le «premier journal du continent» devait être représenté à Berlin par quelqu'un de premier ordre.
Bretscher répondit au compliment de Trump en disant: «Si nous sommes le premier journal du continent, vous y avez contribué; vous avez ou bien supprimé ou bien corrompu les autres grands journaux.»
Les deux hommes se séparèrent de nouveau, un sourire narquois sur les lèvres, mais fort civilement.
Entre les deux visites exploratoires, Berlin essaya d'obtenir, par des canaux suisses, un alignement volontaire de la Neue Zürcher Zeitung et d'ébranler de cette façon la, position de son rédacteur en chef. Dans un exposé destiné au conseil d'administration, Bretscher s'était cependant prononcé avec déter¬mination contre un changement de cours, et il avait eu gain de cause. Le choix de ses mots traduit aujourd'hui encore la gravité de la situation d'alors. Bretscher écrivait ce qui suit: «L'heure de prendre des responsabilités est venue. Je ne prétends pas avoir les moyens d'infléchir l'évolution, ni d'indiquer comment nous pourrions trouver le salut. Celui-ci ne viendrait sûrement pas de la trahison et de la capitulation. Nous devons simplement accepter ce temps de terrible insécurité avec tout ce qu'il peut nous apporter. Personnellement, je crois à la vérité de cette parole biblique: "Celui qui veut sauver sa vie la perdra."
Tôt après, le 9 juin, Trump déclencha une attaque contre le rédacteur en chef d'un autre journal, le Bund, de Berne. Trump, qu'un de ses contemporains dépeint comme un «Korpsstudent» de cinquante ans, trapu, d'aspect taurin, gauche, pas très intelligent - se rendit auprès de Fritz Pochon, propriétaire de la maison éditrice du Bund, et lui demanda de congédier immédiatement son rédacteur en chef, Ernst Schürch.


Au jour le jour

Des documents originaux permettent de reconstituer exactement les faits. Fritz Pochon adressa à son rédacteur en chef une lettre pour le mettre au courant. I1 lui écrivait: «M. Trump m'a sommé de procéder à un changement à la direction du journal, c'est-à-dire m'a demandé votre départ immédiat, considéré comme l'une des conditions d'une amélioration des relations entre l'Allemagne et la Suisse.»
«Si le Bund, me disait Trump, attache du prix à ce qu'on ne parle plus du passé, votre départ répondrait à une exigence que l'Allemagne maintiendra fermement.»
«M. Trump faisait observer que le Reich serait en mesure de réaliser ses desseins même si un accord n'était pas possible. De pareilles exigences concernant l'équipe rédactionnelle seront posées aussi à d'autres journaux, et elles seront même moins modérées que pour le Bund».
Pochon précisa quelques jours plus tard que Trump avait l'intention de demander des changements concernant l'équipe rédactionnelle de la Neue Zurchher Zeitung.
Le rédacteur en chef du Bund, Ernst Schürch. a consigné ce qui suit: «Il y eut le 9 juillet la démarche décisive. Trump demandait mon renvoi immédiat, faute de quoi il y aurait un blocage des informations pour le Bund. Il relevait que l'Allemagne avait en main toutes les agences dans les pays jouxtant la Suisse. il exigeait en outre le secret le plus rigoureux au sujet de son intervention. Il me fit savoir que je ne devais pas chercher à me mettre en sûreté à l'étranger, car il veillerait à ce que je sois appréhendé à n'importe quelle frontière.»
Dans le journal qu'il tenait, Schürch écrivit encore ce qui suit à la date du 11 juillet: «M. Trump, très menaçant, s'est rendu auprès d'un de mes collègues de la rédaction et lui a affirmé que le Bund préparait une nuit de la St-Barthélémy contre les Allemands. On devrait penser à ce qui se passe en Pologne.» Schürch notait: «La technique du chantage fonctionne. Chaque succès justifie une nouvelle pression. Je dois discuter avec mes fils».
Le jour suivant: «12 juin 1940. Qu'est-il arrivé? Mes trois fils pensent qu'il faut immédiatement appeler l'opinion publique à la résistance et que je ne dois avoir aucun égard pour ma personne, car des valeurs supérieures sont en jeu.»
Pochon avait fait savoir à Schürch qu'il ne pouvait pas résister à la menace allemande, mais qu'il refusait de le congédier avec effet immédiat. Il désirait en tout cas sauver l'apparence d'un départ volontaire. Pour cela, il lui fallait le consentement de Schürch et la promesse de ne souffler mot de toute cette affaire. Schürch, dans ces conditions difficiles, avait consulté ses fils. Trump avait choisi habilement ses victimes, visant en quelque sorte un centre nerveux de la presse suisse. Pochon, l'éditeur du Bund, n'était-il pas président du conseil d'administration de l'Agence télégraphique suisse?
Si tout réussissait. Trump pouvait, d'un seul mouvement de levier, faire basculer la plus grande agence d'informations du pays et un journal réputé. Pour cela, il lui suffisait d'agiter la menace de mesures de contrainte économique, d'un blocage total des informations ou, par exemple, de l'expulsion de tous les correspondants de journaux suisses exerçant leur activité dans les pays européens dominés par l'Allemagne. Et il tenta de le faire.
Schürch écrivait à ce propos: «Comme les journaux reçoivent la plupart de leurs informations étrangères du fait d'un abonnement à l'Agence télégraphique suisse, la menace de Trump est dirigée également contre celle-ci. Elle serait obligée de dénoncer son contrat avec le Bund. I1 fallait en tout cas mettre le directeur de l'agence au courant. Rudolf Lüdi, cet homme impassible, était d'ailleurs aussi un de ces arbres marqués pour l'abattage dans la forêt des journaux suisses.»
Le directeur de l'Agence télégraphique ne se laissa pas ébranler. Il traversa la zone de brouillard constitué par le silence que Trump prétendait imposer pour masquer son entreprise. I1 informa le président de l'association des éditeurs de journaux, Karl Sartorius, et organisa la défense avec lui.
Mais Trump n'était pas encore satisfait.


Le dîner du 14 juin

A la fin de juillet, il rencontra l'éditeur de la National-Zeitung de Bâle, Fritz Haaemann. De lui aussi il réclama un changement de personnel répondant aux voeux allemands. I1 exigeait le départ de trois rédacteurs.
L'éditeur de la National-Zeitung rapporta que Trump s'exprima comme suit: «Certains journaux doivent disparaître. Il faut éliminer les journalistes qui sont la cause de la mauvaise réputation de la presse suisse. Il s'agit des représentants de ce système bien déterminé qui irrite Berlin.»
Pour donner plus de poids à ses exigences, Trump ajoutait: «Nous saurons traiter le hérisson suisse de telle manière qu'il vienne lui-même à nous, poussé par la faim."
Il y a lieu de se poser ici deux questions soulevées par des historiens de renom. Voici la première: Le cas Trump est-il constitué par des actes accomplis isolément par un fonctionnaire de la légation ou s'agit-il d'interventions systématiques rentrant dans le cadre d'une stratégie générale conçue pour obtenir, sans coup férir, l'alignement graduel de la presse suisse?
Se référant à une étude extrêmement minutieuse de Georg Kreis, Herbert Lüthy constatait en 1973 que l'histoire n'avait pas résolu nettement la question. Il est certainement vrai que les ultimes preuves irréfutables n'ont pas encore été apportées à l'appui de l'une ou de l'autre hypothèse. On sait cependant que Trump a agi non seulement au su du conseiller de légation von Bibra mais aussi avec l'accord du ministre Köcher. D'ailleurs, il y avait parallélisme entre ses interventions et une campagne organisée qui se déroulait en Allemagne. En tout cas, Trump était comme un pion placé dans la bonne case et au bon moment sur l'échiquier que constituait la stratégie de la guerre des nerfs menée par l'Allemagne.
L'autre question est celle que soulève Edgar Bonjour lorsqu'il signale dans son ouvrage que de hauts fonctionnaires de la Confédération avaient connaissance des plans et des interventions de la légation d'Allemagne et ne firent rien pour contrarier l'action de Trump. I1 s'agit, comme Kreis le relate également, d'un dîner servi le 14 juin 1940 à la légation d'Allemagne, donc le jour de l'entrée des troupes allemandes à Paris. Parmi les invités, il y avait des fonctionnaires de haut rang: le suppléant du chef de la division des affaires étrangères du Département politique, le chef de la police fédérale, le chef de la division fédérale de police, le chef de l'inspection de la division «presse et radio» (organe de censure de l'état-major de l'armée) ainsi que le fonctionnaire du Département politique chargé des affaires de presse.
I1 est établi que le conseiller de légation von Bibra annonça, ce soir-là, aux convives suisses ce qui arriverait prochainement dans le pays: certains journaux, comme la National-Zeitung, disparaîtraient; Oeri, le rédacteur en chef des Basler Nachrichten serait remplacé par une personne dont von Bibra indiqua le nom. Ces mesures se produi¬raient dès que la campagne de France aurait pris fin, ce qui arriva neuf jours plus tard.
Personne ne repoussa les assertions du conseiller de légation; personne ne les contredit. Aucune question ne fut posée. Aucune explication ne fut demandée. Bibra pouvait interpréter le silence des Suisses comme un acquiescement.
«Si l'on considère les choses dans leur ensemble, écrit Bonjour, on est porté à penser que la légation d'Allemagne a invité ces fonctionnaires en vue d'opé¬rer un sondage dans une question délicate. »
Il ajoute: «Il est évident que si les hauts fonctionnaires présents avaient, avec ensemble et fermeté, répondu négativement, Trump n'aurait pas fait ses démarches. »
Aujourd'hui il est établi que les déclarations cassantes de von Bibra ont été enregistrées au Département politique, qu'un procès-verbal en a même été dressé, mais qu'on a ensuite jeté rapidement et complètement le manteau du silence, à tel point qu'on ne voulait plus s'en souvenir lorsqu'un juge d'instruction militaire voulut peu après savoir de quoi il retournait. On ne mentionna pas même les prophéties de von Bibra à celui qui avait pour mission d'enquêter sur les bruits qui circulaient au sujet du dîner servi à la légation d'Allemagne.
«On ne jouait pas cartes sur table», constate l'historien Georg Kreis.

Un rapprochement

Les choses s'expliquaient fort bien. Les hauts fonctionnaires qui avaient accepté cette invitation de la légation à participer à «une rencontre mondaine» ne pensaient au fond, en matière de presse, pas autrement que Trump, Ils n'auraient pas été du tout mécontents de voir celui-ci réussir à provoquer le départ de Bretscher, d'Oeri et de Schürch. L'«AktionTrump» n'avait à redouter ni leur opposition ni celle des autres personnes influentes qui partageaient leur opinion.
Ainsi les stratèges de la guerre des nerfs avaient quand même réussi à bien préparer le terrain. Ce n'est pas tout à fait en vain que les moulins à prières de leur propagande n'avaient cessé pendant des années de répéter les mêmes assertions concernant une presse suisse principalement responsable de la tension des rapports entre les deux pays; une guerre à laquelle la Suisse s'exposerait si les journaux continuaient de diffamer le Troisième Reich; la «responsabilité du sang versé» que la presse suisse encourrait s'il devait arriver que des soldats suisses dussent un jour payer de leur sang son agressivité. Nombreux furent ceux qui, tôt ou tard, succombèrent à la force suggestive de l'intarissable répétition.
C'est ainsi qu'un certain «rapprochement des opinions» devint possible. Pour Hitler, la liberté de la presse était le danger le plus mortel pour chaque Etat: pour les Suisses «réfléchis», elle présentait une provocation inutile et dangereuse de l'Allemagne, une façon de s'exposer qu'on ne pouvait pas se permettre.
Avec le temps, l'assaut donné contre les rangs des hommes influents dont la vocation avait été d'occuper le front défensif avait ouvert bien des brèches. Berlin avait réussi à se faire des amis en plein pays ennemi. Au moins dans le domaine de la presse - un des secteurs principaux de la guerre des nerfs - la cause de l'Allemagne avait ses avocats suisses.
C'était le ministre de Suisse à Berlin, Hans Frölicher, qui, déjà dix jours après l'offensive sur le front ouest, recommandait au Département politique de remplacer certaines personnes dans les rédactions. Il proposait de débarquer Schürch, Oeri et Bretscher. Le ministre avait fait sien l'avis du gouvernement du Reich.
Plaçant les intérêts militaires au-dessus de la liberté de la presse, le général Guisan ne pensait pas autrement. Deux fois en l'espace de quelques semaines, il demanda au Conseil fédéral d'instaurer la censure préventive. Il considérait que le temps était venu de créer une situation nette et que le comportement de 1a presse compromettait la sécurité du pays.
Le chef de l'état-major général partageait sa manière de voir.
Le chef du service des renseignements, le colonel Roger Masson, défendait également la thèse allemande de la «responsabilité du sang versé». Il réclamait la censure préventive et saluait toute tentative de museler la presse, même s'il était clair qu'il y avait Berlin derrière. Les commentaires critiques de journaux suisses réputés étaient, à son avis, des «aboiements indignes».
Le président de la Confédération, Pilet-Golaz, s'opposait cependant à l'instauration de la censure préventive et souhaitait que Trump se tint tranquille. Mais c'était à lui que les rédacteurs en chef dont on réclamait le renvoi donnaient particulièrement de la tablature, car ils contrariaient sa politique étrangère. Selon ses propres termes, il eût été heureux de les voir disparaître du journalisme suisse. On eut de la peine à obtenir de lui qu'il acceptât d'intervenir contre les ingérences de Trump.
Les conseillers fédéraux Wetter et Etter approuvaient, eux aussi, les desseins de l'attaché de presse. Etter proposa de créer une corporation qui éliminerait elle-même les rédacteurs indésirables. Pierre Bonna, le chef de la division des affaires étrangères, reprochait simplement à Trump une action menée de façon trop rapide.


La contre-attaque

L'«Aktion Trump» revêt une signification historique car elle aboutit à un échec.
Les rédacteurs en chef qu'il s'agissait de faire disparaître ne furent pas abandonnés à leur sort. La défense de la forteresse assiégée s'organisa très vite.
Un secours inattendu vint de ces hommes qui, précisément en ces jours, étaient occupés à créer des centres de résistance légaux ou illégaux. Par des indiscrétions ils avaient eu vent des menées de Trump.
Alors commença une sorte de carrousel compliqué. D'une part, les bruits relatifs à l'activité de Trump accélèrent la formation des mouvements clandestins, de même que la mise sur pied de la ligue d'officiers et la campagne publicitaire de la «Ligue du Gothard ». D'autre part, les organisateurs de la résistance entreprirent d'user de toute leur influence, ouvertement ou clandestinement, au commandement de l'armée comme au palais fédéral, pour raffermir ceux qui faiblissaient.
Au même moment. la commission mixte de politique en matière de presse, qui défendait depuis 1933 les intérêts des éditeurs de journaux et des journalistes professionnels, entra en action. Elle conjuguait toute la force des associations professionnelles et était vraiment
représentative de l'ensemble de la presse, de la rotative jusqu'au reporter. Son président était un homme touché personnellement: le directeur et éditeur des Basler Nachrichten, Karl Sartorius. Elle avait pour vice-président le rédacteur en chef de la Neue Berner Zeitung Markus Feldmann, qui, depuis 1938, jouait un rôle de chef de file dans la résistance.
Mais tout se passait comme si rien ne se passait: sans aucune publicité, dans le secret.
Bretscher, Oeri et Schürch se rencontrèrent. Ils convinrent de ne recourir à un appel au public que s'il était impossible de faire autrement, Pochon, l'éditeur du Bund, et Oeri écrivirent des lettres au Conseil fédéral,
Pochon informait celui-ci de sa décision de ne céder d'aucune façon à la pression de l'attaché de presse allemand. Il faisait remarquer qu'il ne s'agissait plus de l'existence de son journal, mais de celle de la presse suisse elle-même; c'était donc une question d'ordre national.
Oeri écrivait: «L'étranger commence à considérer la Suisse comme un pays dont les jours sont comptés. Selon mes informations très sûres et toutes récentes, on est convaincu en Allemagne qu'il suffira de quelques pressions plus fortes pour nous faire culbuter. Vous savez mieux que moi que des pressions s'exercent déjà.» Parlant de l'intervention de Trump pour l'éloignement des rédacteurs en chef, Oeri écrivait: «S'il arrive à ses fins, le sentiment que le Conseil fédéral n'est plus maître dans sa maison se répandra dans tout le pays, avec des effets catastrophiques.»
Et pour finir: «La meilleure partie du peuple suisse et de l'armée se défendra, même si les dirigeants politiques ne se montraient pas à la hauteur des circonstances et s'il fallait défendre notre liberté contre la volonté du Conseil fédéral. J'espère, certes, que cela n'arrivera pas. Mais on parle dans le peuple et dans la troupe du cas où la désobéissance pourrait être un devoir patriotique.»
Des membres influents de la commission mixte de politique en matière de presse furent reçus par le Conseil fédéral, le 30 juillet. Ils étaient préalablement tombés d'accord pour adopter, au besoin, un «ton plus énergique».


L'échec de Trump

Sartorius, le président de la commission et de l'association des éditeurs de journaux, insista pour que le Conseil fédéral intervînt pour protéger la presse suisse, précisant qu'il n'était point nécessaire de faire ressortir l'importance capitale de la question.
Feldmann, en sa qualité de vice-président de la commission, déclara que les Allemands paraissaient croire qu'ils pouvaient tout se permettre à l'égard de la Suisse. Il ajouta: L'affaire a une importance de principe parce qu'elle montre combien bas est descendu le respect de la Suisse; si ce fâcheux état de choses continue, on essayera demain d'obtenir l'éloignement de professeurs, de conseillers fédéraux, de conseillers d'Etat et même celui du Général. Si les circonstances le permettent, la Suisse sera, pour finir, sommée de capituler. Le fait qu'on réussit à conclure une convention de commerce plus ou moins favorable est, en définitive, sans incidence sur l'indépendance de l'Etat. Mais si nous tolérons qu'une légation étrangère s'immisce dans les affaires intérieures de la Suisse, c'est le commencement de la fin.
Feldmann invitait le Conseil fédéral à ne pas créer dans le peuple un état d'esprit tel qu'il n'aurait plus suffisamment de volonté de résistance au mo¬ment où il faudrait quand même se battre.
Les conseillers fédéraux Pilet-Golaz et Etter-, qui représentaient le gouvernement, finirent par céder. Ils reconnurent avec les délégués de la commission mixte que les ingérences du ministre d'Allemagne ne pouvaient pas être tolérées.
Au bout de deux heures, on s'accorda à constater que les interventions de Trump appelaient deux mesures. Le président de la Confédération s'engageait à faire venir le ministre d'Allemagne et à lui dire que le gouvernement fédéral ne pouvait tolérer les procédés illicites de l'attaché de presse. Les représentants de la commission mixte déclaraient qu'ils inviteraient les éditeurs de journaux à ne plus se prêter à une discussion avec des légations étrangères.
Les interventions de Trump avaient ainsi échoué; elles étaient même allées à fins contraires. Leur résultat avait été d'amener les éditeurs de journaux à se déclarer solidaires des rédacteurs. Privé de la possibilité de s'attaquer aux gens de la presse, celui qui opérait sur le front avancé de la auerre des nerfs devait reconnaître, lui le premier, qu'on lui avait enlevé ses moyens d'action les plus efficaces.

Sous-titre d'une photo:
Le ministre Paul K. Schmidt, du ministère des affaires étrangères allemand. S'adressant à la presse suisse, il déclara que les rédacteurs qui écriraient contre l'Europe nouvelle seraient expédiés dans les steppes d'Asie ou dans l'au-delà.


La tactique du coussin appliquée par Motta

Un point culminant avait ainsi été atteint et peut-être dépassé. Mais pour les contemporains, ces événements de première importance furent balayés par des soucis sans nombre. La guerre des journaux durait depuis sept ans. Elle n'avait pas seulement amené la faillite de l'«Action Trump».
Elle avait commencé déjà en 1933, lorsque les journaux de la Suisse alémanique. appréciés pour leurs informations et pour leurs commentaires véridiques, se vendaient en Allemagne avec une facilité extraordinaire.
En peu de temps la vente journalière de la Neue Zürcher Zeitung augmentait de huit fois, tandis que celle des Basler Nachrichten atteignait un multiple de celle du journal zurichois.
Berlin se défendit en prononçant des interdictions. Le Troisième Reich n'était pas vieux de plus de deux mois que la liste des interdictions allemandes comptait déjà dix journaux suisses.
En juillet, Berne riposta en interdisant l'entrée de trois journaux importants, dont deux organes du parti. Berlin répliqua en interdisant encore d'autres journaux suisses. L'Allemagne ferma également son marché â quelques grands journaux bourgeois.
Un second front se forma alors très tôt. Eblouis par les victoires remportées si rapidement par Hitler, quelques actionnaires suisses de la Neue Zürcher Zeitung réclamèrent, déjà en avril 1933, une «nouvelle orientation». Bretscher rejeta ces tentatives d'immixtion. Son journal, lui aussi, fut alors interdit en Allemagne.
A ce moment-1à déjà, les positions devinrent plus nettes. La rédaction déclara qu'aucune interdiction prononcée en Allemagne n'amènerait la Neue Zurcher Zeitung à procéder à une sorte d'alignement volontaire et à renoncer à l'accomplissement de la plus belle mission qu'elle s'était donnée: sauvegarder et défendre les intérêts suisses. Cette déclaration fut publiée.
Au printemps de 1934, les attaques contre la liberté de la presse suisse étaient devenues si massives que le Conseil fédéral se vit amené à instaurer un «droit de nécessité» qui l'autorisait à user d'avertissements et d'interdictions dans le cas des journaux suisses qui mettaient en danger les relations avec l'étranger.
A vrai dire, cela donna naissance à un jeu raffiné, à une tactique défensive, qui devaient subsister jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.
L'arrêté du Conseil fédéral sur la presse, qui d'ailleurs ne fut jamais publié au Recueil officiel des lois et n'avait ainsi pas force de loi, eut pour effet - ainsi que Motta s'y attendait probablement - de dresser les milieux de journalistes et le parlement contre la limitation anticonstitutionnelle de la liberté de la presse. On tomba d'accord pour créer une commission consultative, chargée de surveiller la presse. Elle devait, par exemple, veiller à ce que celle-ci s'abstînt autant que possible d'offenser des chefs d'Etat étrangers. On pouvait ainsi modérer aisément certaines attaques. En faisant ressortir son impuissance dans les questions relatives à la liberté de la presse, le Conseil fédéral pouvait se targuer de sa bonne volonté et de son désir de paix dans ses relations avec le Troisième Reich. Cette tactique défensive, avec distribution des rôles, était comme un coussin qui amortissait les coups venant du Nord.
La commission n'entra d'ailleurs que rarement en activité. Elle tenait séance deux ou trois fois par an. Elle ne recommanda, en tout, qu'à une douzaine de journaux plus de retenue dans leurs articles consacrés à la politique étrangère. Et pourtant, elle répondait à ce qu'on attendait d'elle.
Le principe démocratique de la liberté de la presse demeurait respecté.


La neutralité morale

A la tactique du coussin appliquée par Motta le ministre allemand de la propagande ne tarda pas à opposer sa propre notion de la neutralité, une notion avec laquelle Berlin voulait essayer de vaincre l'opiniâtreté helvétique et de museler définitivement la presse suisse. Suivant la conception suisse, la neutralité et en principe, comme on sait, affaire de l'Etat. Elle oblige l'Etat à ne prendre parti, en cas de guerre, pour aucune des puissances belligérantes. Elle n'impose aucune obligation juridique au simple citoyen. Il n'est pas un instrument de la politique étrangère, et son journal n'en est pas un non plus. Leur liberté d'opinion et le droit de la manifester publiquement ne sont pas affectés.
D'après la théorie de la nouvelle Allemagne, la neutralité de l'Etat n'était assurée que tant que la presse et aussi le citoyen ne prenaient pas parti, et cela déjà en temps de paix. Si une «presse débridée» marque durablement son hostilité envers un Etat étranger, il n'est plus certain que le peuple, en cas de guerre, se comporte d'une manière véritablement neutre. Aux yeux des Allemands, la neutralité n'était pas seulement une question juridique; elle était aussi et avant tout une affaire de mentalité.
Le Troisième Reich exigeait donc la neutralité morale, ce qui lui permettait de considérer les critiques exprimées par la presse comme une atteinte à la neutralité.
Berlin appréciait la valeur de cette invention à tel point que le ministre de la propagande donna plus tard, en février 1940, des consignes secrètes à la presse allemande et à la radio: «Le ministre ordonne de ne pas menacer les Etats neutres "avec le fusil" mais de leur inspirer graduellement la terreur de la nouvelle notion de la neutralité que nous avons forgée.»
Dans ces conditions, il était impossible d'arriver à une entente entre la Suisse et l'Allemagne sans que fût sacrifiée la liberté de la presse. Et c'est pourquoi les dernières tentatives de s'entendre, entreprises encore en 1937 sur l'initiative de Mlarkus Feldmann, se sont soldées par un échec.
Même un armistice, même ce qu'on a appelé un «Stillhalteabkommen», étaient tout simplement impensables. Lorsque la guerre éclata, les mêmes problèmes se posèrent, mais il fallait les considérer sous l'angle de la sécurité du pays dans le domaine militaire et dans ceux de l'approvisionnement de l'armée et de la politique de neutralité. Il importait de savoir si le maintien de la liberté de la presse était conciliable avec les dures exigences de la préparation à la guerre. Il fallait décider si cette liberté pouvait être suspendue temporairement par l'instauration d'une censure préventive ou si l'on pouvait obliger la presse à s'imposer elle-même des restrictions.
On décida de maintenir la liberté de. la presse. Il paraissait tout simplement absurde d'attendre d'un peuple qu'il renonçât à l'un des droits fondamentaux élémentaires d'une démocratie pour laquelle il était prêt à combattre. On ne pouvait pas sauver la démocratie en la sacrifiant.
Cette décision a suscité de sérieuses difficultés et des conflits intérieurs. Quelques exemples le prouveront. Mais le succès de la riposte aux manoeuvres de Trump montrait déjà l'importance que la fidélité aux principes devait avoir pour le déroulement de la guerre des nerfs.
Cette importance ressortit également du fait que le parlement ne renonça pas à user de son droit d'examiner attentivement la manière dont la «division presse et radio» du commandement de l'armée avait exercé le contrôle de la presse durant les premières années de guerre. Les associations professionnelles n'abdiquèrent pas non plus. Au contraire, elles réussirent à faire reconnaître par les autorités des principes clairs, qui sont demeurés valables pour l'exercice de ce contrôle jusqu'à la fin de la guerre.
Les dispositions les plus importantes prévoyaient ce qui suit:
Le citoyen a droit à des informations. Les renseignements doivent être aussi complets que possible et dépourvus de tout parti pris.
Tout journal peut exprimer son opinion et émettre son jugement pour autant que ses sources soient sûres et qu'il s'abstienne de toute offense.
La critique est permise pour autant qu'elle s'exerce de manière objective et mesurée.
Les informations qui sont de nature à compromettre l'indépendance et la neutralité du pays ne doivent pas être publiées. Toute influence étrangère doit être bannie.


Le contrôle de la presse et la censure

Le contrôle de la presse était organisé militairement, mais des civils y donnaient le ton.
Dans la plupart des cas, les décisions étaient rendues par les commissions de contrôle et de recours, composées de trois officiers et de quatre journalistes ou hommes politiques. La voix des civils primait, au besoin. Les rédactions pouvaient en outre recourir contre les décisions des organes du contrôle.
Les autorités de contrôle avaient à leur disposition, pour discipliner les attelages rédactionnels, toute une gamme de freins, comprenant la simple remontrance personnelle (orale ou écrite), la saisie d'un numéro, l'avertissement public, l'assujettissement à la censure préventive pour un temps déterminé ou illimité. Dans les cas extrêmes, un journal ou une revue pouvait être suspendu pour un temps déterminé ou illimité.
Les sanctions graves furent rarement appliquées. I1 y avait plus de 400 journaux eu Suisse, et, en plus, de nombreuses revues. Au cours des six années de guerre, il n'y a eu que cinq suspensions de durée illimitée. Elles frappèrent trois journaux frontistes, un journal socialiste et un journal communiste. Les suspensions temporaires furent au nombre de vingt: journaux ou revues bourgeois ou indépendants 9; journaux ou revues socialistes 8; journaux ou revues frontistes 3. Onze journaux seulement furent soumis temporairement à 1a censure préventive.
Les directives concernant la façon de commenter les événements du jour jouaient un plus grand rôle que les sanctions. Bien qu'elles ne fussent que des recommandations sans effets juridiques, elles furent souvent ressenties comme des tentatives intolérables d'instaurer une sorte de régime de presse dirigée.
Cela provenait aussi du fait que les contempteurs de la politique officielle en matière de presse, même s'ils avaient moralement raison, étaient souvent victimes d'une illusion d'optique.
Il ne fallait attendre des publications tendancieusement opposées aux puissances occidentales et pro-allemandes que de la part d'un tout petit nombre de journaux frontistes ou ultra-conservateurs. La plupart des journaux étaient portés à manifester leurs sympathies pour les Alliés et leur opposition au totalitarisme. L'effort des autorités pour donner l'impression d'un équilibre des appréciations aussi neutre que possible devait forcément avoir pour résultat, dans les cas de beaucoup les plus nombreux, de juguler la publication d'opinions et de commentaires pouvant déplaire à l'Allemagne ou à l'Italie, voire d'assurer une certaine protection à des voix pro-allemandes. Cela alla si loin qu'il fallut même s'occuper de la grandeur des lettres dans les titres des informations relatives à des événements fâcheux ou bénéfiques pour les puissances de l'Axe. Des interdictions rigoureuses de livres et de films (pour lesquels il y avait une censure préventive) renforcèrent encore l'impression justifiée qu'on se servait de deux poids et de deux mesures.
Il ne fallait pas compter que le public marquât de la compréhension pour cela. C'est ainsi qu'on jugea que l'autorité était allée trop loin en recommandant aux journaux, pour tenir compte de la susceptibilité allemande, de ne pas relater que le roi d'Angleterre avait envoyé un télégramme de félicitations à l'occasion du 650e anniversaire de la fondation de la Confédération. Il en était de même de l'ordre de ne pas publier de commentaires sur les exécutions d'otages dans les pays occupés par l'Allemagne, alors que le «Gauleiter» Sauckel pouvait se rendre à Zurich pendant la deuxième année de guerre et n'était pas empêché de vilipender la presse suisse, de parler du «charlatan» Roosevel[ et de traiter son gouvernement de limiers et de suceurs de sang ploutocratiques (plutokratische Bluthunde und Aussauger). Enfin, le fait qu'une interdiction frappait les écrits du publiciste religieux Arthur Frey et des théologiens Karl Barth et Ragaz, de même qu'une lettre de 150 pasteurs, parce qu'il s'agissait de la défense de la liberté d'opinion, permettait de penser que dans cette guerre des nerfs implacable, les autorités avaient pris le parti du plus fort, celui des puissances de l'Axe.
Le mécontentement causé par ces mesures éclata dans une conférence prononcée par Karl Barth en juillet 1941 devant un millier d'adolescents de la «Jeune Eglise». Le texte de la conférence fut imprimé avec ce titre «Au nom de Dieu Tout-Puissant». La publication fut interdite.


Une distribution des rôles

Barth ramenait les questions débattues sur le terrain des principes qui, comme il disait, étaient en jeu dans l'occurrence.
I1 disait: «Nous avons aujourd'hui une censure en Suisse. Un de ses traits les plus saillants, c'est qu'elle ne veut pas en être une et que l'on voudrait, semble-t-il, que le peuple continuât de croire que cette guillotine suspendue au-dessus de ce qu'il peut lui être communiqué publiquement n'existe pas du tout. Cette institution a été créée comme instrument de la défense nationale, et c'est pourquoi elle a été rattachée à l'état-major de notre armée ...
Que pensent en réalité ces milieux qui, à l'occasion., disent sans fard que la liberté de la presse et la liberté de parler en public ne sont pas assez précieuses pour qu'on prenne à cause d'elles le risque d'une guerre? ...
Croyez-vous vraiment qu'un peuple suisse qui aurait appris à être moralement neutre, c'est-à-dire à n'avoir pas d'opinion, accepterait, pour défendre la Confédération, de souffrir de la faim et du froid et même de combattre sérieusement et de mourir, s'il le faut; un peuple suisse qui ne sait pas et à qui on ne dit pas ouvertement pourquoi il ne doit pas céder, pourquoi il doit résister? Veut-on que nous cédions ou que nous résistions? Nous sommes sûrs que les hommes qui tiennent le gouvernail de notre Etat veulent que nous résistions. Mais alors, pourquoi une muselière?»
Les autorités chargées du contrôle ne pouvaient pas laisser passer un écrit dans lequel l'éminent théologien affirmait que la liberté d'opinion et la liberté de la presse valaient le «risque d'une guerre». Mais ce cas montrait que l'interdiction n'avait pas pour seul effet de donner l'image d'une Suisse neutre. L'interdiction mobilisa les esprits. 16000 exemplaires furent répandus illégalement. On les achetait en sous-main dans les kiosques. Il suffisait de les demander.
Dans une lettre adressée à la section des informations de l'état-major de l'armée, on pouvait lire: «Il faut avoir vu avec quelle joie passionnée jeune et vieux s'efforçaient de distribuer le texte de la conférence avant l'intervention de la police, aussi celle-ci avait-elle un succès relativement ridicule.»
Ce jeu avec distribution des rôles, la «tactique du coussin» pouvaient, comme dans ce cas, être le fait d'une seule personne. Ainsi, Edgar Bonjour qui, en sa qualité de censeur à Bâle, avait dît interdire l'écrit de son ami Karl Barth, aidait a le diffuser dès qu'il avait quitté son bureau à la fin de son temps de travail. Comme citoyen libre, il défendait une cause que sa qualité de membre d'une autorité l'obligeait à condamner pour des raisons de politique étrangère.
Le contrôle de la presse et la censure des livres et des films atteignirent cependant leur but. Ils bridaient, ils modéraient l'expression publique des opinions. Dans une certaine mesure, ils donnaient à l'observateur étranger une fausse image de la Suisse. Voici un exemple: l'hebdomadaire satirique Nebelspalter, qui, durant la dernière année de paix, avait encore publié 54 caricatures d'Hitler, n'en publia plus que huit au cours des cinq années suivantes. Hitler était officiellement tabou. Il avait disparu de la presse.
Au demeurant, cette modération de l'expression, en partie volontaire, en partie imposée, eut un effet international auquel on ne s'était guère attendu: la presse et la radio suisses acquirent la réputation d'être la voix de la vérité. Comme elles ne se laissaient entraîner d'un côté ou de l'autre par aucune propagande, on les tenait pour particulièrement sûres. On pouvait faire fond sur elles. Et c'est ainsi que leur autorité morale finit par priver de son efficacité la propagande que le Troisième Reich, dans sa guerre des nerfs, dirigeait aussi contre elles.
Cet effet, désagréable pour les puissances de l'Axe, était assez profond. Preuve en soient, par exemple, les commentaires réguliers de politique inter¬nationale de René Payot en Suisse romande et du professeur d'histoire J.R.von Salis à la radio de la Suisse alémanique.


La voix du professeur von Salis

Après la guerre, on apprit que de nombreux Européens, le plus souvent au péril de leur vie, écoutaient ces commentaires, le vendredi de 10 h. 10 à 10 h. 25.
«Nous vivions d'un vendredi n l'autre et nous nous nourrissions de vos paroles», écrivait un auditeur à J. R. von Salis. Un autre écrivait: «Nous écoutions dans les combles, cachés sous une couverture, au péril de notre vie.» Dans des camps de concentration, on écoutait les informations venant de Suisse au moyen de récepteurs bricolés clandestinement; on notait en style télégraphique les principaux renseignements et commentaires. Le papier portant ces notes était réduit en petits fragments qui étaient distribués séparément. D'autres détenus reconstituaient ensuite le papier et le lisaient.
En Yougoslavie et en Tchécoslovaquie, des techniciens et des ingénieurs sachant l'allemand captaient régulièrement les émissions pour faire part de leur contenu au personnel des ateliers et des fabriques.
Des officiers allemands dans des pays européens occupés, des officiers britanniques en Afrique du Nord, ainsi que le personnel du service du bulletin secret de l'armée britannique et du service de presse britannique, comptaient au nombre des auditeurs réguliers et transmettaient les analyses du professeur d'histoire.
L'ancien chancelier autrichien Schuschnigg, qui écoutait les commentaires dans le camp de concentration où il était détenu, écrivit plus tard les lignes suivantes au sujet de von Salis et de sa «Weltchronik». «Pas d'ironie et pas de sarcasme, uniquement une objectivité claire et sobre, sous laquelle perçait le sentiment, une objectivité qui n'oubliait jamais qu'il s'agissait non pas de chiffres intéressants, mais de vies humaines, d'une somme incalculable de tragique humain de tous les côtés. »
Ce n'est qu'avec le recul que donne l'écoulement du temps qu'on se rendra compte du fait que la «Weltchronik» occupait en quelque sorte une place à part dans le champ de la neutralité politique. Elle représentait un cas absolument particulier.
Un des premiers actes du président Pilet-Golaz au moment où il prenait la direction du Département politique avait été de charger von Salis de commenter les événements internationaux à la radio. Il ne lui avait donné aucune consigne politique, ne lui avait posé aucune condition. Cela était déjà extraordinaire.
Lorsque von Salis écrivit à la direction de la radio qu'il cesserait immédiatement sa collaboration le jour où la liberté de pensée subirait une atteinte inadmissible, on lui répondit qu'aucun organe de contrôle n'examinerait ses manuscrits et que ce serait uniquement l'affaire de la direction.
On peut s'étonner tout autant du fait que J. R. von Salis n'avait aucun accès aux informations secrètes et aux papiers diplomatiques, ni aucun contact avec des autorités politiques et militaires. Il devait se contenter de ce que chaque lecteur de journal en Suisse pouvait apprendre. Il était obligé de confronter lui-même les informations devenues publiques et les communiqués officiels. Il devait les interpréter et veiller constamment à ce que ses idées générales, ses inclinations politiques ne se mettent pas en travers d'une appréciation objective. Von Salis, cette individualité, cet homme qui écrivait ce qu'il pensait dans la solitude monacale du château argovien de Brunegg, parlait à la radio comme un simple citoyen. Il ne représentait personne et rien. Il n'était que lui-même.
De temps à autre, surtout durant les premières années, le directeur de la radio suisse lui proposait de supprimer telle ou telle phrase ou d'atténuer certaines conclusions. Renoncer lui fut parfois difficile.
A Berlin, on n'était cependant pas disposé à laisser agir von Salis. Trois fois, le gouvernement du Reich fit savoir au Conseil fédéral qu'il devait le remplacer par un autre commentateur. Ni le Conseil fédéral, ni la direction générale de la Société suisse de radiodiffusion ne se plièrent aux injonctions.
La guerre était terminée lorsque von Salis apprit les interventions allemandes.


Les premiers des «200»

Mais revenons à l'été 1940.
Après l'échec des démarches de Trump, le feu roulant dirigé par les Allemands contre la presse suisse continua avec la même intensité. Berlin essayait plus souvent d'arriver à ses fins par un chantage non dissimulé.
C'est ainsi, par exemple, que l'Agence télégraphique suisse fut menacée d'un blocage complet des informations. On exigeait d'elle qu'elle diffuse uniquement les communiqués de guerre allemands, «seuls authentiques» et qu'elle laisse de côté les communiqués anglais qui renseignaient sur les succès décisifs remportés par la Royal Air Force dans les combats d'Angleterre.
I1 y eut aussi des blocages temporaires de livraisons de matières premières, motivées - à des fins de chantage - par l'impossibilité de se défendre d'une autre façon contre l'attitude hostile de la presse suisse.
I1 arrivait également que des négoiations économiques, toujours difficiles, donnent l'occasion de faire à tel point la leçon aux négociateurs suisses que ceux-ci, de retour au pays, allaient voir les rédacteurs pour leur recommander des égards et de la modération «dans l'intérêt des pourparlers en cours».
Aucune exigence inacceptable ne fut satisfaite.
Et pourtant, les documents allemands de cette époque révèlent que Berlin était sûr de son affaire et, tout particulièrement, qu'il comptait sur le concours de ses «amis en plein pays ennemi».
Ces amis n'étaient pas les frontistes. Les Allemands pensaient à d'autres groupes, qui croyaient également que leur heure était venue.
L'un de ces groupes était le «Volksbund für die Unabhângigkeit der Schweiz», qui avait déjà fait parler de lui en 1921 lors de la campagne contre l'adhésion de la Suisse à la Société des Nations. C'était une association d'hommes politiques et de militaires germanophiles, de francophobes invétérés, qui défendaient tant l'idée du génie suisse que celle de la parenté ethnique et culturelle avec l'Allemagne. Etant donné ces idées, il était naturel, dans l'été 1940, que ces gens cherchent à provoquer une mise au pas de la presse suisse, en doublant les démarches de Trump.
Les interventions de Trump et l'action exercée par le «Volksbund» étaient si proches dans te temps et par leur objet qu'il était difficile de croire que le hasard jouait seul un rôle. Tandis que l'«Aktion Trump» prenait son départ, les dirigeants du «Volksbund» discutaient d'idées et d'exigences que l'un d'entre eux, Andreas von Sprecher, coucha sur le papier le 21 juin 1940. Il s'agissait de ces exigences qui devaient devenir plus tard cette «requête des 200» â laquelle il fut donné une publicité passionnément discutée.
Le «Volkfbund» voulait que les rédac¬teurs des grands journaux qui, comme écrivait Sprecher, «jugent d'une manière unilatérale et fausse» les événements de la politique extérieure soient éloignés. Il demandait également la suppression des «institutions parlementaires et bureaucratiques étrangères au génie suisse», ainsi que la réhabilitation des Suisses qui étaient suspectés d'une activité antidémocratique ou qui avaient été, de ce chef, l'objet d'une accusation ou d'une condamnation.
Un indice de la simultanéité concertée des deux sortes d'interventions (un lien direct ne peut être prouvé) résultait du fait que le jour même où Trump demandait à l'éditeur de la NationalZeitung de se séparer de trois rédacteurs de son journal, trois chefs du «Volksbund» priaient par télégramme le président de la Confédération de leur accorder un entretien. C'était le 27 juillet.


De sérieux appuis

La délégation du «Volksbund» fut reçue par le président de la Confédération, Pilet-Golaz, au bout d'un temps anormalement court, c'est-à-dire déjà le ler août 1940. Elle précisa alors qu'elle réclamait le départ des rédacteurs en chef Bretscher, Oeri et Schürch, ajoutant que d'autres journaux, comme par exemple la National-Zeitung de Bâle, étaient devenus insupportables. Les délégués exprimèrent également le voeu que la Suisse sorte immédiatement de la Société des Nations, envoie des missions économiques et militaires en Italie et en Allemagne, arrête les poursuites dirigées contre des personnes ayant des idées et un comportement antidémocratiques. Ils réclamaient en outre le congédiement de certains fonctionnaires de la police et de 1a justice. L'action dirigée contre les trois grands inspirateurs d'une presse bour¬geoise bien ferme débouchait sur une tentative de mise au pas très poussée, destinée à «sauver» la Suisse en l'amenant à se soumettre spontanément à la puissance allemande.
Pilet-Golaz ne rejeta pas leurs exigences et leurs recommandations. Il laissa, au contraire, entendre qu'il partageait les vues des représentants du «Volksbund». Il demanda que l'affaire fût traitée avec une extrême discrétion et laissa prévoir une reprise de l'échange de vues.
Un autre conseiller fédéral encouragea aussi, plus ouvertement et plus directement que ne l'avait fait Pilet-Golaz, les délégués du «Volksbund» à persévérer dans la voie dans laquelle ils s'étaient engagés.
Le chef du Département des finances et des douanes, Ernst Wetter, qui avait d'ailleurs agi pour que l'audience demandée par les frontistes pût avoir lieu, indiqua par écrit aux chefs du «Volksbund» comment il serait possible de provoquer le départ de Bretscher, Oeri et Schürch sans déranger le Conseil fédéral. Certains représentants des milieux du commerce et de l'industrie qui siégeaient dans les conseils d'administration des journaux récalcitrants pourraient, par exemple, pourvoir à ce qu'une «attitude plus sage» fût adoptée à l'égard du Troisième Reich. Il ajoutait: «Il est enfin temps d'agir», et il adressait ses salutations aux «cinq patriotes» qui avaient été reçus par le président de la Confédération. Ainsi protégé, le «Volksbund» pouvait aller de l'avant. Et il lui était agréable de savoir qu'un autre des sept conseillers fédéraux, Eduard von Steiger, faisait partie de l'association.
Les exigences furent alors formulées dans un programme à réaliser immédiatement, soumises à un comité d'action élargi, qui les approuva et les reprit à son compte.
Un peu plus tard, les «cinq patriotes», qui avaient gagné la confiance du président de la Confédération entreprirent d'entrer en pourparlers avec une délégation allemande au sujet de questions concernant la presse; ils le faisaient au su et avec l'aide du Département politique, avec l'appui d'officiers EMG germanophiles, ainsi que sur mandat officieux de l'Union suisse du commerce et de l'industrie et de son directeur Heinrich Homberger, qui jouait un rôle de premier plan dans les négociations économiques avec le Troisième Reich.
Le «Volksbund» et le comité d'action qu'il dirigeait étaient ainsi devenus en quelque manière les porte-parole et les représentants de milieux qui avaient des intérêts fort divers et dont le seul point commun était qu'ils s'offraient à prêter leurs services dans la lutte engagée par le Troisième Reich contre la liberté de la presse et les rédactions décidées à résister. Le fait qu'il s'agissait de gens sûrs de leur bonne foi et de leurs sentiments patriotiques change peu ou ne change rien aux choses. Les positions étaient claires.
Les rapports que les délégués allemands envoyaient au ministère des affaires étrangères à Berlin au sujet de ces pour¬parlers, qui se prolongèrent, avec des interruptions, pendant des mois et des années, signalaient que leurs interlocuteurs suisses considéraient que la Suisse devrait se rapprocher fortement de l'Allemagne sur le terrain économique, que ce rapprochement devrait aller de pair avec un «abandon graduel et lent de son indépendance, la souveraineté formelle restant cependant sauvegardée». Des hommes comme Bretscher, Oeri et Schürch gênaient la réalisation de tels plans.
On ne sut que plus tard que le chef de la délégation allemande, Klaus Hügel, était un agent important du service de l'espionnage allemand (le «Reichssicher¬heitshauptamt») et assurait la liaison entre les frontistes suisses et le Troisième Reich, qui avait ainsi accès au palais fédéral.


Un coup d'oeil rétrospectif

Comme les démarches de Trump, l'action menée par le «Volksbund» n'a d'importance historique que par le fait qu'elle a échoué, qu'elle n'a pas pu venir à bout de cette presse que Trump avait provoquée mais aussi cimentée pour la résistance par ces interventions très poussées.
A vrai dire, son insuccès est aussi dû à une faiblesse intérieure qui s'était fait remarquer avant même qu'une indis­crétion eût révélé le programme à réaliser immédiatement, ce programme qui fut ensuite mis au net pour être remis officiellement au Conseil fédéral et, finalement, envoyé confidentielle­ment â 56 rédactions, pour leur infor­mation. Au lieu des 500 signatures qu'on espérait recueillir pour la requête au Conseil fédéral, on n'avait réussi à en

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