(...) "Entre ici, Sacha !" Guitry, ce sont ses chevilles qui n'entraient pas. Je déconne ! Ce qui n'entrait pas (je ne plaisante plus), ce qui ne voulait pas entrer, c'était la réputation dégueulasse qu'on lui avait fabriquée. Accolée à sa gloire. Les gens sont atroces : ils passent des vies à poser des post-it haineux sur les génies : collabo, pédé, facho, pédophile, caractériel, communiste, stalinien. A croire que dans la nature y a plus de mots que de tares.
Ils sont venus à très nombreux, par une belle journée d'été, fusils chargés, le chercher en pyjama, pour l'humilier. Dans son hôtel particulier.(...)
C'est en pantoufles qu'ils ont préféré l'emmener. Il est passé devant les Invalides : en pyj' devant Napoléon qu'il avait aimé et interprété. Il avait un chapeau de paille sur la tête, cow-boy idiot pantoufle.. Sous le soleil de Paris, promené trimballé. Il n'a pas eu la force d'avoir peur; il a écrasé sa cigarette. (...)
Ses pantoufles frottaient le sol. Ça faisait comme du crin sur le trottoir. Le ciel est bleu (le soleil, jaune). Ce n'était pas très pratique d'avancer "plus vite". Guitry est au milieu de Paris, seul au monde : il n'est pas rasé. C'est bien le même Guitry que dans les journaux et les films; le visage n'est pas celui que montrent les journaux et les films. Lui qui n'a jamais été antisémite n'a jamais été aussi juif. Sacha soufre et se tait. Les insultent le blessent. Ceux qui ont vu sa gloire sont venus assister à son supplice. Il pense à des femmes qu'il n'a pas encore eues. Qu'il n'aura plus jamais. Il traîne des pieds, on le pousse, il claudique : il vient de perdre une mule.(...)
Ils vont jeter Guitry dans l'aigreur : pas dans les flammes mais pire. Guitry dans la gueule des acidités. Des maux d'estomac et des indignités.
Extraits du dernier roman de Yann Moix, Panthéon, sorti il y a quelques semaines chez Grasset.
Epatant !
RC |