Vous l'aurez compris, la personnalité fantasque de mon père eut une influence décisive sur la tournure que prendrait ma destinée. C'est donc avec délice que j'ai re-visité mes souvenirs d'enfance à la lumière de mes découvertes sur son parcours atypique durant la ww2.
Je vous livre ici deux "historiettes", qui illustrent l'ambiance à la maison, dans les années 60. Juste pour vous faire sourire, car je ne vais tout de même pas vous raconter toute ma vie...
"Walter et le 8 mai"
Dans le village de mon enfance, une femme avait pour époux un Allemand. D’après mes souvenirs, Walter L. avait été fait prisonnier de guerre en 1944. Il avait ensuite trouvé au moins deux bonnes raisons de rester à Cadolive : le goût pour ce petit coin de Provence et l’amour d’une femme. Nous fréquentions sans réticence cet homme grand et fort à l’accent germanique teinté d’intonations provençales et aux faux airs de Curd Jürgens, un acteur que j’adorais depuis la diffusion sur TMC d’un film très angoissant : "Torpilles sous l’Atlantique".
Curieusement, par je ne sais quel mystère du protocole local, Walter, l’allemand, était chaque année le porte drapeau de l’étendard tricolore aux cérémonies du 11 novembre et du 8 mai! Cela bousculait un peu le passé et l’amour propre de mon père, mais après tout, dans ce troupeau de Français bien tranquilles qui avaient attendu la fin de la guerre dans l’immobilisme le plus total, n’étaient-ils pas les deux seuls hommes du village à avoir défendu leur Patrie ? Cela les rendait presque complices.
Le défilé du 8 mai était pour ma sœur et moi l'occasion de porter nos jupes plissées, nos socquettes blanches que ma sœur détestait tant et nos blazers bleu marine. Nous traversions le village derrière le drapeau et la fanfare et papa prenait toujours des photos. Nous nous rangions en carré autour du monument aux morts devant la Mairie, nous écoutions distraitement le discours du Maire, M. Long, et d’un représentant des Anciens Combattants. Il y avait là tous les notables du village. Puis nous restions immobiles comme des statuettes pendant la sonnerie Aux Morts dont nos parents nous avaient appris la signification, suivie de La Marseillaise, deux œuvres exécutées - c’était d’ailleurs souvent le cas ! - par l’harmonie du village, vainement dirigée par M. Busso, le Karajan local.
Quelques années plus tard, mon père servit de guide pour un voyage à Darmstadt. J. et son époux furent en effet invités dans la famille de Walter, en Allemagne, mais ils n’avaient pratiquement jamais quitté le village, et ce périple leur paraissait d’une difficulté insurmontable. Nous effectuâmes le voyage à deux voitures. Mon père ouvrit la route, de Cadolive aux portes de Frankfort et sympathisa bien vite avec les membres de la famille L., utilisant les maigres mots qu’il avait appris en Autriche vingt ans plus tôt. Mais comme sur les rives du Bodensee, ses sourires et ses facéties suffisaient toujours à lui ouvrir toutes les portes.
"Monsieur Georges"
Il y avait dans notre proche voisinage, des personnages tout à fait intéressants. Chacun d’entre eux donnait au quartier son caractère si particulier.
Notre voisin immédiat était un vieil Italien, qui parlait le français avec un fort accent. Le principal caractère de Monsieur Georges était la jalousie. Mes parents le saluaient poliment chaque jour, en lui demandant de ses nouvelles. Il nous répondait quelques mots, mais on sentait bien qu’il ne nous appréciait guère. Il enviait notre logement, un peu plus confortable que le sien, notre voiture, car il n’en avait pas, nos amis parce qu’il vivait là dans une solitude d’immigré un peu forcée.
Mais ce qui l’horripilait au plus haut point était nos démonstrations de patriotisme, les 11 novembre et 8 mai ! Ces jours-là, papa accrochait dès l’aube un grand drapeau tricolore à notre terrasse, en signe de souvenir. Un peu plus tard, ma sœur et moi sortions de la maison, apprêtées par notre mère, pour nous rendre à la cérémonie au Monument aux Morts. Papa était en costume bleu marine, son insigne des Français Libres au revers de sa veste et maman portait bien sûr son tailleur le plus chic. Car dès la fin de la cérémonie, notre père nous emmènerait, comme chaque fois, déjeuner au restaurant panoramique de l’aéroport de Marseille Marignane. C’était une tradition, une fête, un honneur.
Aussi sûrement que nous allions passer une bonne journée, monsieur Georges interpellait papa en lui aboyant, comme chaque année, son invariable question :
-« Vous fêtez quoi, encore, aujourd’hui, Monsieur Léone ? »
-« Vous le savez bien, Monsieur Georges, c’est la fête de la Victoire ! ».
Papa tentait ainsi vainement de l’associer à notre joie. Après tous, les Italiens avaient terminé la guerre plus ou moins de notre côté…
Et le voisin grommelait invariablement :
-« Ah ! Oui… Cé poutain dé dé Gaulle, qui nous fait crrréver la faim ! »
Mon père avait de nombreux amis. La plupart étaient, selon son expression, des « copains de régiment ». Il aimait les retrouver, au fil du temps, ils avaient toujours mille choses à se raconter, des souvenirs cocasses, des évocations un peu plus sombres, et toujours lorsqu’ils se saluaient, ils faisaient allusion à leurs chevelures respectives qui s’éclaircissaient, d’année en année, en affirmant « c’est le casque !… ». Une façon détournée de rappeler qu’en 1943, en France, bien peu d’hommes avaient eu le courage de s’affubler d’un tel couvre-chef.
Allez, je retourne à mes poussières!
Frédérique |