Bonjour !
Je suis pour ma part le premier à dire que tous les Allemands savaient. Par exemple, s'ils s'étaient mariés après 1933, ils avaient reçu Mein Kampf en cadeau et connaissaient, pour peu qu'ils aient lu seulement quelques pages au hasard, l'ampleur inouïe de la haine des Juifs qui animait l'auteur. Les ayant vu peu à peu isolés, puis ayant cessé de les voir, ils devaient bien se douter qu'ils n'étaient pas dans des prisons quatre étoiles. Il y aussi la "prophétie" de janvier 39, que Hitler rappelle à plusieurs reprises, et de manière très insistante dans l'automne 41 : nouvelle guerre = destruction du judaïsme européen. Or autant les jeunes mariés ont peut-être mieux à faire que de se plonger dans un gros livre, autant les habitants d'un pays qui a déclenché une guerre ont des raisons impérieuses d'écouter les discours présidentiels.
Hitler répand donc avec doigté une atmosphère génocidaire propre à compromettre, et à dégoûter de réagir, ceux qui ne le font pas tout de suite, et ils sont assez nombreux. Cela dit, il continue aussi de s'avancer masqué, et de permettre à chacun, par des demi-révélations, de nettoyer sa conscience ou ce qui lui en reste. Témoin le dernier livre d'Edouard Husson, qui confirme après d'autres que le discours tenu aux cadres des ministères à Wannsee était ambigu, car centré sur la rafle, le transport et la mise au travail, non sur l'extermination rapide.
Du coup, il faut quand le régime en a besoin un dévoilement explicite, et c'est ce que Himmler fait à partir du 4 octobre 1943 : il prépare le dernier acte de la guerre tout comme les Alliés qui, après avoir défini en début d'année la politique de "capitulation sans condition", s'apprêtent à la préciser à Téhéran. Himmler, donc, en une série de discours aux cadres SS puis, très vite, à ceux de l'Etat et de l'armée, dévoile le génocide, en insistant de manière répétitive, comme pour s'assurer que même les somnolents ont entendu, sur le meurtre des femmes et des enfants. Le 6 octobre, c'est le tour des Reichsleiter et Gauleiter en présence de quelques ministres, dont Speer. Interpellé là-dessus au début des années 70, il passera la fin de sa vie à nier péniblement, "démontrant" au moyen de témoignages complaisants qu'il avait quitté la réunion juste avant les révélations. Alors qu'il avait sauvé sa tête à Nuremberg en endossant habilement la responsabilité des "atrocités", au titre de la solidarité ministérielle, tout en niant les avoir connues.
Donc, si le fils Speer dit que son père savait en se référant à cet épisode, il enfonce une porte, à mon avis, grande ouverte. Car même en admettant sa version des faits, Speer, baignant dans un milieu dirigeant et même, d'après lui, privilégiant dans ce milieu le contact avec les mécontents, il n'avait aucune chance d'échapper aux révélations himmlériennes.
En résumé : on savait sans savoir tout en sachant, on se faisait mettre le nez sur l'innommable et on refoulait comme on pouvait, bref rien n'est plus délicat que de juger cette affaire... comme toute affaire d'ailleurs si on y songe.
De ce point de vue je suis plus chrétien que jamais : seul Dieu sonde les reins et les coeurs, ne jugez pas pour n'être pas jugés... Ou plutôt jugeons parce qu'il faut bien, pour des raisons pratiques, et ne nous prenons pas pour des représentants de l'Absolu... |