Lorsque l'on lit les Mémoires de certains éditeurs qui ont vécu la "drôle de guerre", la percée allemande, la débâcle et les premiers mois de l'occupation et du régime de Vichy, chaque fois, une question les taraude:
fallait-il ou non continuer à choisir des manuscrits à éditer, alors que les lettres françaises étaient sous la botte, que la liste Otto venait d'être instaurée, que des dizaines d'auteurs essentiels étaient interdits, que leurs livres envoyés au pilon et que les écrivains étaient tenus en résidence surveillée par Abetz et Heller ?
Dans "Les auteurs de ma vie" (Buchet/Chastel, 1969), Edmond BUCHET, le plus parisien des éditeurs suisses, écrivait après avoir rejoint la capitale occupée le 21 octobre 1940 :
Me voici de nouveau dans notre bureau du boulevard du Montparnasse. Chastel s'est bien débrouillé avec les Allemands. Il a obtenu la levée des scellés et la réouverture des éditions sans prendre aucun engagement. Je suis entièrement d'accord avec lui quant au programme à suivre. Aussi longtemps que nous pourrons exercer notre profession dignement, nous l'exercerons : elle est plus que jamais utile. Au moment où l'on voit déjà tant d'éditeurs incliner vers la collaboration, il est bon qu'il y en ait qui restent au-dessus de la politique et continuent à fournir aux esprits, presque aussi affamés que les ventres, leur nourriture.(...) Dans tous les cas, nous nous promettons de n'éditer sous l'occupation que des livres que nous aurions publiés sous un régime libre. Si les Allemands voulaient nous forcer à faire autrement, nous fermerions la maison.
Son passeport helvétique a sans doute joué en faveur de cet éditeur franco-suisse; il n'en reste pas moins que sa position à l'automne 1940 est défendable.
Les Français, on le sait , on beaucoup lu, dévoré même, durant les 4 années de l'occupation.
La position d'un Edmond Buchet, qui soulignait le besoin absolu de donner à la littérature française et francophone les moyens de survivre, même si elle a pu indirectement faire le jeu d'un Otto Abetz cherchant à donner l'illusion d'une normalisation culturelle, a contribué à empêcher un total effondrement moral chez certains Français.
Buchet et Chastel ont su garder une ligne morale durant les années noires. A la Libération, ils furent conviés à prendre part à un groupe d'éditeurs ayant su "rester dignes pendant l'occupation".
Mais la question reste posée, car le monde de l'édition, comme d'autres domaines sensibles durant la guerre, fut traversé de crises politiques et accusé, souvent à juste titre, d'avoir été très complaisant envers l'occupant et Vichy.
Bien cordialement,
RC |